Trisha Brown/Noé Soulier à la Maison de la Danse de Lyon

Chorégraphie : Trisha Brown, Noé Soulier

Distribution : Trisha Brown Company

In the Fall, ch. Noé Soulier-ph. Delphine Perrin-Hans Lucas.

Dans le cadre de la programmation de la Maison de la Danse de Lyon autour de « Histoire(s) de la danse », la soirée s’annonce très riche, articulée autour de Trisha Brown (1936 – 2017).

Après une conférence dans les locaux de Sciences Po, assurée par la journaliste Rosita Boisseau qui introduit cette grande figure de la danse occidentale américaine, la restitution d’ateliers chorégraphiques effectués « à la façon technique de Trisha Brown » est proposée au public à la Maison de la Danse.

La soirée proprement dite est honorée de la venue exceptionnelle de la Trisha Brown Dance Company en France ; elle présente la reprise de deux pièces Working Title (1985) et For MG : The Movie (1991) chorégraphiées par Trisha Brown. La compagnie a passé commande d’une création à Noé Soulier, danseur et chorégraphe français renommé, directeur du Centre national de danse contemporaine (CNDC) à Angers (France), (création In the fall, 2023).

L’univers chorégraphique de Trisha Brown

Après une enfance sportive, proche de la nature et de la forêt (Etat de Washington, USA), Trisha Brown fait des études de danse qui la confrontent à l’académisme qu’elle rejettera, aux grands courants artistiques du 20ième siècle portés par Martha Graham représentante de la modern dance, Jose Limon, Merce Cunningham, Anna Halprin… et aussi par le plasticien Robert Rauschenberg, le compositeur John Cage… 

Elle s’installe à New York. Avec Simone Forti, Yvonne Rainer, Steve Paxton, Lucinda Childs…, elle fonde dans les années soixante, le Judson Church Dance Theater Group, à l’origine de la post-modern dance qui considère autrement le mouvement : il se veut libéré et peut exprimer une vision socio-politique contestataire, donné dans des lieux inhabituels hors théâtre comme la célèbre pièce Roof piece (1971) sur les toits new-yorkais… (recréée sur les toits du Centre National de la Danse  à Pantin – Paris en 2015).

La carrière de Trisha Brown connaît plusieurs époques : sans exhaustivité, le style géométrique libre et les « danses d’équipement », la puissance athlétique avec la «Valiant series » (vaillante, héroïque) ; le  cycle Back to Zero attentif au mouvement « inconscient » et à leur source ;  une sensibilité nouvelle aux relations danse – musique classique (années 2000) auparavant écartées. C’est aussi l’exposition de son (seul) dos au public, « la spina erecta révélée » écrit Steve Paxton (If You Couldn’t See Me, 1994), pièce reprise en miroir avec Bill T. Jones pour défendre les artistes victimes du sida (You can see us, 1995). Enfin, son amour du dessin se réactive avec sa performance : allongée et mobile sur un papier au sol, elle œuvre, feutre tenu en mains et coincé dans ses orteils (It’s a draw, 2002),

Ainsi, Trisha Brown insuffle un véritable virage à la danse en développant un style remarquable par son naturel et sa partition instinctive, sa linéarité, sa fluidité et sa clarté (non ornementée, conscientisée), sa neutralité (non hiérarchisée). Elle investit le mouvement fonctionnel ou ordinaire ; elle explore la répétition d’un geste mémorisé nourrissant le suivant et travaille l’empilement produit (Accumulations, 1975 -1978) ; elle conçoit chaque partie du corps dans sa capacité à initier un mouvement qui diffuse et dynamise le corps entier.

Au sein de la danse contemporaine, le « mouvement brownien », objet d’abstraction, support d’inventivité incessante, d’expérimentations dont les one shot (un endroit, une chose, une fois), d’« improvisations structurées » (par un cadre), se démarque par une esthétique minimaliste épurée, des actions dotées de réflexivité envers son propre corps, autrui et le monde. Le geste est dépourvu de sens au-delà de lui-même, si ce n’est celui -fondamental- de se sentir vivant, de chercher ce qui origine le mouvement et sa densité au plus profond -sensoriel, gravitaire, tonique, émotionnel- de chaque corps/être et ce qui s’origine par le mouvement.

La soirée à la Maison de la danse 

Les pièces données ce soir révèlent l’importance de la Trisha Brown Dance Company dirigée par Carolyn Lucas, héritière directe de Trisha Brown qui avait fondé sa propre compagnie en 1970. Si bien que Noé Soulier récupère pour sa création mondiale In the fall  un patrimoine posturo-gestuel façonné par l’aura prégnante de Trisha Brown, une mobilité incorporée dans la chair même des danseurs de la Compagnie.

Sur un plateau faiblement éclairé, un homme et une femme semblant être dans une situation d’échauffement étirent leurs membres avec application, conjuguant lenteur, tenue et déploiement comme poussé à l’extrême, dans le silence.

Les corps, sollicités en divers segments, entrainent le développement d’un mouvement qui bascule dans un autre, installant une continuité chorégraphique, sans suggérer une histoire. Figures désaxées, envols improbables et rapports au sol, passages en équilibre et transferts de poids ostensibles défilent. Des attitudes et des lignes structurées se forment et se brisent, donnant naissance à de beaux tableaux graphiques qui se transforment. Des duos et des trios animés s’élaborent jusqu’aux évolutions groupées, là où l’effort pour soi cède au profit d’une séquence chorale unissant huit danseurs, sur fond d’un bourdonnement sonore urbain diffus percé par un coup de cloche ou un sifflement bref inopiné.

In the Fall, ch. Noé Soulier-ph. Delphine Perrin-Hans Lucas

Rien ne vient entraver ce déroulement exécuté en tenue simple bleue, rouge ou blanche, donnant à penser aux spectateurs qu’ils assistent à une sorte de « workshop » bénéficiant aujourd’hui d’un prolongement scénique. L’entrainement n’a alors ni début ni fin, et le travail rigoureux dont nous sommes témoins n’est interrompu que par l’affaiblissement de la lumière qui suspend et efface la vision d’un homme seul testant son équilibre dans une arabesque.

Noé Soulier, lors du « bord de  scène » à l’issue de la représentation, évoque un travail à partir d’improvisations reprises, modifiées, reformulées quant à la structuration des mouvements, quant aux contacts corporels et relationnels qui se tissent entre les intéressés, partageant une recherche artistique. Noé confie : « Concrètement, les phrasés sont durs, convoquant à la façon de Trisha l’instinctif, le physique organique et le mental, à partir de verbes d’action », alors surgit l’imagination, les distorsions possibles du corps et la complexification des mouvements dansés.

La pièce Working Title (1985) (dont la Première fut donnée à Pékin, à l’origine intitulée Lateral Pass) est une évocation de l’enfance même de Trisha par ses aspects joyeux, primesautiers, et même endiablés car la scène est envahie par une bande agile et active.

C’est un déferlement de costumes baroques et bariolées, une profusion de mouvements dansés spontanés, espiègles, qui se font et se défont, d’amorces néo-classiques abandonnées, de jeux de courses multidirectionnelles ponctuées de sauts, de marches en avant et en arrière sillonnant le plateau de manière imprévisible, de contacts – éloignements – regroupements syntones.

Tambours rythmés et musique jazzy conçus par Peter Zummo soutiennent la vitalité des danseurs de la compagnie.

Si une impression de facilité et de légèreté s’en dégage, c’est pour mieux dissimuler, derrière le pur plaisir à danser, l’exigence d’un engagement soutenu des corps et des esprits. Il s’agit d’une pièce empathique et sympathique accueillie par un public très réceptif.

 La pièce For MG : The Movie (1991), issue du cycle Back to zero, amène le public vers la conclusion de la soirée.

En contraste avec l’énergie explosive de la pièce précédente, elle introduit un tempo emprunt de langueur et de douceur, en hommage à Michel Guy, créateur de Festival d’Automne à Paris.

For M.G.:The Movie, ch.Trisha Brown-ph. Julieta Cervantes

Dans une tonalité lumineuse quasi automnale assurée aussi par un fond de scène grisé – mordoré et des danseurs en justaucorps ocres, leurs évolutions souples variées, courues, posées, roulées, suspendues, en cercle ou en traversée, solitaire ou en compacité, déclinent un vocabulaire posturo-gestuel spécifique à Trisha Brown.

S’y incluent des « stops » nets, remarqués comme autant d’arrêts sur image propres au cinéma, ainsi que des bruits de machine ou autres et des bribes de paroles qui se superposent à la musicalité d’un piano selon Alvin Curran.

Dans cette atmosphère mélancolique, un seul danseur reste debout, statique, immobile tout au long de la pièce, dos au public, contemplant sans doute de face les invisibles d’une vie qui s’est écoulée. Mystère. Nostalgie.

La soirée se termine, outre le « bord de scène », par la rencontre des artistes, de Carolyn Lucas et de Noé Soulier, avec des questions croisées sur le temps passé, la transmission et les projets débordant le temps présent.

Les deux dernières pièces témoignent de l’étendue du traitement dynamique de la matière corps (somatique et mental) sous la créativité chorégraphique de Trisha Brown, et de la filiation contemporaine qu’elle suscite tout en admettant la nouveauté avec Noé Soulier.

Lyon, Maison de la danse, 24 novembre 2023

Jocelyne Vaysse

 

 

 

 

 

 

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