Tendre Carcasse d’Arthur Perole
Chorégraphie : Arthur Perole
Distribution : Arthur Bateau, Matthis Laine Silas, Elisabeth Merle, Agathe Saurel
Musiques : Benoit Martin

ph.Nina-Flore Hernandez
« Quelle place occupe notre corps dans la construction de notre identité ? » est un des questionnements qui alimente les propos de la pièce Tendre Carcasse (2023) d’Arthur Perole, reprise à Chaillot-Théâtre national de la Danse du 7 au 9 mars derniers.
On peut aussi suggérer cette réfléxion: comment concevoir notre identité sans accorder une place première et entière au corps, ce lieu du vivant où se crée un lien charnel entre ses éléments biologiques organisant l’émergence des sphères émotionnelles et neuro-psychiques, en incessantes interactions.
Cette vie intérieure, sécrétant une énergie viscérale et mentale, n’est possible qu’en interférence avec une vaste extériorité ambiante. S’y inscrit cette humanité dotée d’une communicabilité influente par la parole et le geste avec autrui. C’est cette vitalité même qui s’écoule sur scène grâce à la liberté créative de Arthur Perole.
La pièce
Dans une salle qui reste éclairée, le public – impliqué de fait – observe quatre artistes : alignés à l’avant scène, animés de micro-mouvements des bras et d’un balancement timide, Agathe, Elisabeth, Matthis et Arthur déclinent pudiquement leur identité et milieu familial.
Puis les gradins s’assombrissent alors que les artistes s’agitent et livrent verbalement nombre détails sur leur vie intime et leurs manies, dont l’insignifiance en viendrait à devenir une originalité qui caractériserait chacun. Cette mobilité spontanée conjuguée à la parole se veut exempte d’une technicité exigeante, esthétique ou raisonnée, au profit d’une expressivité ouverte voulue par le chorégraphe.
Arthur Perole l’a croisée de diverses manières : adepte du milieu circassien, il intègre en 2007 le Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris (CNSMDP), côtoie des chorégraphes de renom et devient interprète ; il fonde en 2010 la « Compagnie F » qui finit par s’implanter à Marseille en 2017.
Parallèlement, il faut se souvenir que l’on ne peut pas parler sans gesticuler, que la danse sait dire sans mots.
Les danseurs, parvenus en fond de scène, se dispersent et évoquent, à voix chuchotée, la coupe des ongles de pied et autres confidences ; suivent à voix haute les problèmes de la calvitie des uns et de l’épilation des autres, la frisure ou le lissage des cheveux… Ainsi, dans une sorte de renvoi en miroir, c’est l’exposition de complexes physiques ou d’obsessions qui nous hantent, de rituels singuliers qu’on s’inflige, d’allures promouvant la masculinité / féminité…, toutes données révélées par la force du discours simultanément aux corps pris de mouvements, de bras tendus, de passages au sol.

ph.Nina-Flore Hernandez
Soutenue par une amplification sonore encore fluide, une emphase parolière et posturo-gestuelle amène des échanges assidus sur l’assise de l’identité. Jusqu’à cet énoncé clair et primordial : « il s’agit de se construire dans le sens de plaire aux parents et à leurs assignations ». Surgit alors en filigrane l’impact qui en résulte, dont le manque de confiance en soi, l’homosexualité mal assumée. Au point de réagir avec violence à l’emprise et aux regards insistants et normatifs : les interprètes déchirent leurs vêtements laissant voir des tenues de brillance autant qu’ils dénoncent les injonctions socioculturelles de bienséance bloquant leurs aspirations juvéniles.
Entre contrainte et lâcher-prise, les corps sexués s’affranchissent et s’affirment, sollicitant la compréhension des autres, l’acceptation et l’entr’aide, par des mimiques fébriles, des attitudes consolantes, des déplacements et figures par deux ou par trois en interdépendance.
Les propos s’accélèrent, les cris fusent, les positions s’innovent, les gestes débridés se coordonnent sur une musique cadencée qui s’impose, dans un éclairage rougeoyant. Le groupe rassemblé, trépignant, tendre et audacieux, s’amalgame dans une joyeuse transe et fusionne dans un imbroglio corporel, avant de se désunir, de s’écarter et de s’individualiser dans un brouillard de fumée.
Comme éberlués par cette communion sans frein, par la possibilité d’une « danse inclusive » bienveillante, les quatre danseurs font de nouveau face au public. Chacun, assagi, reprend son monologue de nomination sur un ton lénifiant, cultivant en sa carcasse aimée – on l’espère – une liberté socialement acceptable, un accent de transcendance.
Ce que confirment les applaudissements nourris des spectateurs.
Paris, Chaillot – Théâtre national de la Danse, 7 mars 2025
Jocelyne Vaysse