Serenade-Angels’Atlas
Chorégraphie : George Balanchine, Crystal Pite
Distribution : Ballet National du Canada
Musiques : Tchaïkovski, Serenade pour Violons, op. 48; Owen Belton, Tchaïkovski, Morten Lauridsen
Au Four Seasons Center à Toronto, la fin de semaine est marquée par le retour en salle du Ballet National du Canada, après un an et demi de fermeture. Comme la plupart des troupes mondiales, la compagnie avait dû interrompre brutalement les représentations sur scène en mars 2020 pour les causes que l’on connait. Depuis le Ballet avait proposé une programmation en ligne qui, malgré sa grande qualité, ne pouvait pas durablement se substituer à la relation physique entre les danseurs et leur public.
Au soir du 11 novembre, l’ambiance dans le foyer 30 minutes avant le lever de rideau est à la fête. Malgré les masques, la liesse est palpable. Le Ballet National est un acteur majeur de la vie culturelle des Torontois et ces derniers ne cachent pas leur joie d’être retour « à la maison ». Le Four Season Center est comble : impossible d’imaginer meilleur message à la troupe, dont certains membres étaient anxieux de savoir si le public allait vouloir sortir alors que la pandémie n’est pas terminée.
Dans la salle, chacun prend en photo la projection affichée sur le rideau de scène, « Welcome back » et au moment où les lumières s’estompent, avant même l’entrée du chef d’orchestre David Briskin, un tonnerre d’applaudissement éclate. Le public de la Ville Reine, habituellement très mesuré, ne peut pas cacher son impatience plus longtemps. Le programme doit débuter : Serenade de George Balanchine et Angels’Atlas de Crystal Pite marqueront la soirée tant attendue.
Le rideau se lève sur dix-sept danseuses vêtues d’une gaze bleue transparente sur une scénographie grise et blanche. La musique de Tchaïkovski accompagne les premiers gestes et introduit subtilement ce classique de Balanchine, reconnu pour sa grande technicité et sa diversité dans les mouvements. Le directeur artistique associé, Christopher Stowell, souligne que la variété et l’exigence demandées par ce ballet créé en 1934 sont apparues comme salutaires pour la troupe après une si longue absence de la scène.
La chorégraphie est surprenante et particulièrement bien exécutée. Balanchine avait travaillé à intégrer à sa première création américaine des éléments imprévus nés pendant les répétitions, ce qui donne à voir la grâce aérienne de certains gestes, coupés par des déséquilibres et autres accidents synchronisés.
Si le ballet est principalement féminin, le couple d’ étoiles formé par Guillaume Côté et Sonia Rodriguez exprime une alliance impeccable. Le duo ne cache pas son plaisir et la générosité jaillit de chaque fouetté.
Serenade est un monument. Malgré son aspect formel et presque muséal, sa beauté n’a rien de lassant. Les costumes originaux créés pour les sujets féminins par Barbara Karinska sont toujours aussi surprenants : les longues robes restent en suspension après chaque saut alors que celles qui les portent ont déjà atterri sur la scène. Il ne faut pas non plus oublier ce final splendide, où une procession se forme, un tableau exécuté à la perfection qui accompagne ce premier levé de rideau particulièrement émouvant.
Angels’ Atlas, une commande du Ballet National du Canada à Crystal Pite est née seulement quelques jours avant l’interruption brutale de la programmation en mars 2020. La distribution a d’ailleurs été légèrement remaniée à la suite de la promotion de certains membres du Corps de Ballet à la place de premiers danseurs.
Dès l’ouverture, on est marqué par les jeux de lumière imaginés par le partenaire de Crystal Pite, à la vie comme à la scène, Jay Gower Taylor. Les photos du spectacle sont impressionnantes, mais rien ne peut remplacer la surprise de voir ces masses se mettre en mouvement alors que les danseurs sont encore immobiles et que les premières notes de la Liturgie pour Saint Jean Chrysostome de Tchaïkovski se font entendre. La masse lumineuse s’étend dans toutes les directions et donne naissance à la cathédrale cosmique qui encadre la troupe.
La lenteur de la lumière contraste avec la force et la rage du groupe. Le mouvement des corps semble naître et s’organiser depuis un chaos originel. Les pas sont saccadés et le nombre de danseurs sur scène décuple l’impression de violence, notamment au milieu de la pièce quand la musique sacrée laisse place à celle, beaucoup plus contemporaine, d’Owen Belton. L’ensemble du Corps de Ballet est en tension, il n’y a pas de distinction de geste ni de costume entre les hommes et les femmes : haut chair et robe noire. Dans la dernière partie, Pite compose un ensemble de pas où les danseurs sont intriqués les uns avec les autres et chaque mouvement a des conséquences pour le groupe.
Parmi les premiers danseurs, il faut souligner la prestation de Siphesihle November, tout juste promu au rang d’étoile. Le prodige Sud-Africain parvient à allier rage, colère et exécution parfaite. Aucun mouvement déborde ou n’est superflu. On est encore et toujours marqué par le silence lorsqu’il touche la scène après chaque envolée.
Bien que la création de l’œuvre précède la pandémie, la résonnance de celle-ci est d’autant plus frappante aujourd’hui. L’univers post-apocalyptique sombre qui entoure les danseurs nous renvoie aux espoirs auxquels doivent s’accrocher l’humanité pour renaître de l’ombre. Angels’ Atlas reste l’expression physique de l’envie de vivre d’une société toute entière.
Hadrien Volle, Four Seasons Center, 11 November 2021