Navy Blue
Chorégraphie : Oona Doherty
Tout est « bleu » dans cette histoire à multiples facettes qui plonge le public dans les eaux intemporelles des humeurs socioculturelles, idéologiques, économiques de l’humanité.
Oona Doherty, irlandaise du Nord, s’inspire avant tout de son enfance vécue dans les quartiers de Belfast en proie à la guerre civile. Elle a poursuivi sa formation à Dublin puis à Londres ; elle devient associée à la Maison de la Danse à Lyon dans la saison 2018/19, reçoit le Lion d’Argent de la Biennale de danse de Venise en 2021, s’installe en résidence au Pavillon Noir d’Angelin Preljocaj à Aix-en-Provence le temps de la création de Navy Blue donnée ce soir au Théâtre national de la danse Chaillot, en tant que « ballet », selon ses termes.
La première partie intitulée « L’Oppression » met en scène les interprètes sur le Concerto n°2 pour piano de Rachmaninov. Leur tenue identique, simple, en veste et pantalon d’un bleu foncé convoque à la fois des hommes en « bleu de travail », des prolétaires soumis à l’emprise de Mao, ou autre population laborieuse fondue dans l’anonymat et la « non-signifiance », terme issu du long poème* de Oona Doherty et Bush Moukarzel. Les vers s’égrènent à voix haute lors de la deuxième partie « Soumission à l’amour », soutenue par une musique plus électronique aux accents sombres du compositeur anglais Jamie XX.
Douze danseurs sont alignés au fond de la scène, sans décor.
Grâce à un style contemporain qui est propre à Oona Doherty et qu’elle ponctue de pas et postures formels, la rigueur académique tranche avec une certaine sauvagerie dansée.
C’est une horde de travailleurs en révolte, une foule véhémente, ou encore une protestation sociale qui déferle sur le plateau. Dans une grande agitation, ils s’élancent, s’isolent dans des expressions individuelles, se regroupent dans des mouvements en chœur, s’enfuient dans des courses effrénées, pointent d’un geste unanime le ciel, se réalignent et esquissent une révérence conforme, livrant des images d’empathie, de lutte, de brèves retrouvailles, pour finalement s’immobiliser. Ensemble, poings levés.
Puis la pièce bascule dans la terreur, une « nuit bleue, la plus profonde ». Des coups de feu claquent, se répètent, entrainant la mort, un à un, des membres du groupe.
La danse se fait intense, combative et contrainte ou à d’autres moments prise dans un rythme plus lent. Les danseurs affolés, solidaires, étourdis, sont sidérés par la vision du sang-d’un bleu électrique, plus vif que celui des veines- qui s’écoule des corps « bleu-ecchymose » inertes, maculant inexorablement le sol blanc. Le groupe est massacré jusqu’au dernier, tragédie soulignée par une musicalité anxiogène, dissonante.
Le sang répandu bleuit le plateau et le transforme en une immense flaque encore animée par de petits ruissellements, comme autant de minuscules courants énergétiques vitaux qui s’échappent.
La dernière partie se danse sur le poème édicté à voix haute*. « It’s a very long way… », un long chemin est entamé par les artistes qui accompagnent ces vers, rappelant quelques atrocités, génocides et faits datés du monde (G. Floyd, un homme marche sur la lune, Poutine envahit l’Ukraine…) : mouvements lents, crispés, ébrieux ; corps ondulants ; balancements à l’unisson ; soubresauts, déséquilibres, lâcher-prise…, pieds nus dans la mare de sang qui s’efface, comme douée d’invisibilité. Le groupe s’éparpille et disparaît, absorbé dans le noir de l’espace. Mais, reste un dernier homme.
Cet être solitaire, perdu, apeuré, est secouru et consolé par une femme, rejointe par le retour des autres membres du groupe qui les enserrent… alors qu’un « algorithme tourne en boucle, naissance germe mort, naissance germe mort…».
« Listen, all these bodies blue ». Ecoutez ces corps bleu meurtris, capables d’émois et d’espérance. « Je suis celle en bleu, je suis l’autre en bleu, une si petite chose, insignifiante, un point bleu pâle… », dit le poème. Mais, cet être humain -« microcosme » au sein du macrocosme qu’est l’univers- est « créateur et destructeur de civilisation », faisant « des choses insignifiantes… qui, elles, compteront ».
« Point.
Bleu pâle ».
Le public est unanime à applaudir en standing ovation l’ampleur, la beauté de ce travail chorégraphique et la force de son message.
Théâtre national de la Danse Chaillot, 23 Septembre 2022
Jocelyne Vaysse
* La traduction française du poème dit en anglais est fournie à l’entrée de la salle.