Mes Hommages
Chorégraphie : Thomas Lebrun avec Françoise Michel et Odile Azagury
Distribution : Françoise Michel, Odile Azagury et Thomas Lebrun
Mes Hommages, présenté au Centre Chorégraphique national de Tours n’est pas seulement un spectacle de danse. Conçu par Thomas Lebrun, directeur du CCN de Tours, en collaboration avec Françoise Michel et Odile Azagury, il consacre la mémoire du corps au travers des évocations personnelles, intimes, riches de poésie.
Ce spectacle, qui réunit trois solos, rend hommage d’abord au travail de recherche chorégraphique d’Odile Duboc, figure majeure de la nouvelle danse française, puis aux souvenirs personnels et familiers de Thomas Lebrun, pour terminer par l’interprétation douloureuse d’Odile Azagury.
La figure d’Odile Duboc est vivante à travers la présence sur scène de Françoise Michel, créatrice des lumières des spectacles et amie de la chorégraphe française pendant plus de vingt ans. Le décor, des installations d’objets, évoquent l’œuvre Le Projet de la matière (1993) où Odile Duboc avait exploré les rapports du corps à la matière, comment il peut se transformer au contact d’elle pour en découvrir ses vibrations, ses distorsions, en synthèse pouvoir rendre immatériel ce qui ne l’est pas.
Françoise Michel restitue avec ses mouvements discrets, ralenties, à la fois les sensations dont elle s’était imprégnée en travaillant avec Odile Duboc et celles qu’elle-même parvenait à créer avec ses lumières révélant les corps des danseurs. Sa force de présence dégage une musicalité intérieure qui fait écho aux passages sonores de la chorégraphe française. Sa voix emplit toute la scène : elle devient un deuxième corps vivant capable de créer une atmosphère éthérée qui mène le spectateur dans les profondeurs de sa mémoire. Et il ne manque pas la référence aux Trois Boléros, cette œuvre d’Odile Duboc présentée au festival d’Aix en Provence en 1996. Les sons du Boléro, presque en sourdine, rappellent cette création conçue sur trois versions différentes de la musique de Ravel. [1]
Dans la deuxième partie du spectacle, Thomas Lebrun fait danser ses souvenirs familiers : ceux de ses parents, de ses grands parents paternels et maternels.
Tout d’abord, sur les notes de la chanson Quand on est con de George Brassens (1961), il évoque la figure de son père le jour de sa rencontre avec sa mère, quand il « portait un chapeau melon, une longue barbe et des longs cheveux, un nœud papillon, torse-nu, pantalon pattes d’éléphant et des espadrilles. Il faisait le grand écart au milieu de la piste et était apparemment bien foutu »[2]. Puis, il réalise sur le plateau son rêve d’offrir à sa mère une robe de princesse, sur la musique One hand, one heart, un extrait de la comédie musicale West Side Story.
Le langage corporel de Thomas Lebrun est d’une telle subtilité que chaque geste, même le plus simple, est doué d’une force communicative qui arrive droit au cœur. Il ne s’agit pas seulement de raconter: sa performance absolument pas narrative, est plutôt centrée sur sa volonté de transmettre avec une grande sincérité ses propres états d’âme.
Puis, il consacre ses prochains passages sur scène d’abord à la première rencontre amoureuse de ses grands-parents paternels, Paul et Odette de Calais à à qui il dédicace la musique Moonlight Serenade chantée par Ella Fitzgerald et ensuite à sa grand-mère maternelle Palmyre avec le Rêve d’amour de Franz Liszt, une de ses musiques préférées. Le corps de Thomas Lebrun se fond avec les notes de la partition et son interprétation minimaliste met en valeur toute sa délicatesse.
Odile Azagury, l’une des grandes interprètes de la danse contemporaine française, touche le public avec son geste qui nait d’une exigence intérieure profonde. Le début du texte qui accompagne sa danse, écrit par elle-même, nous fait toute de suite comprendre la raison de sa souffrance : « Casablanca/J’ai 7 ans. La cour d’école est balayée par le vent….Un enfant me bouscule. « Sale juive ». Ma bouche heurte le lavabo. Je saigne abondamment ».
A partir de cet épisode autobiographique, Odile Azagury pousse un cri à la fois de douleur et de protestation avec une gestuelle posée mais qui bouscule le public. Elle n’a pas besoin de grands mouvements : il lui suffit de lever un bras ou de bouger une main pour que le message passe. Son corps maigre, touché par les insultes, imbibé du mal subi, s’allonge au sol, il se contracte au niveau abdominal. Il reste immobile :
Le corps est déchiré par les dentelles du temps.
L’amour est piétiné par des millions de gens.
Je t’aime.
Ma bouche est desséchée par trop de sable jeté.
Mon corps est secoué par les coups bas du vent.
Je t’aime.
L’amour est étouffé par les intelligents.
Mon corps est décidé à vivre dans le néant.
Je suis un non-sens.
Il fait froid.
Les nuages s’habillent de rares manteaux noirs.
Ils hurlent la pluie, lavant le sang glacé des petites filles.
Écoute le chant des larmes.
Il trace dans leur corps le plus beau chant d’amour.
L’attitude de son corps traduit plus que jamais sa poésie…chant final du spectacle.
Centre Chorégraphique national de Tours, 6 Février 2019
Antonella Poli
[1] Imaginée à partir de trois versions musicales, Trois boléros, qui demeure l’une des œuvres les plus connues d’Odile Duboc, propose trois chorégraphies. La première, sur la version de l’Orchestre symphonique de Londres dirigé par Pierre Monteux, réunit dix danseurs. La deuxième, interprétée par l’Orchestre symphonique de la RAI dirigé par Sergiu Celibidache, montre l’un des plus beaux duos composés pour la danse. Enfin la dernière version, où l’on entend l’Orchestre philharmonique de New York dirigé par Pierre Boulez, est un hommage au mouvement de masse, à l’horizontalité (Source CCN Tours).
[2] Texte de Thomas Lebrun