Martha Graham Dance Company
Distribution : Martha Graham Dance Company
Du 3 au 8 Septembre, la Martha Graham Dance Company, dans sa 92ème saison, a été la compagnie invitée de l’Opéra National de Paris dans cette rentrée chorégraphique. Au programme, des œuvres historiques de Martha Graham qui révèlent, de toute évidence, toutes les influences générées sur les tumultes de la fin du 20ème siècle : Cave of the hearth dans les soirées du 3,4 et 5 Septembre ; Appalachian Spring les 6, 7 et 8 Septembre ; Ekstasis ; Lamentations Variations et The Rite of the Spring.
Appalachian Spring, a été créée en 1944 (Printemps dans les Appalaches), dansée pour la première fois en France, évoquant la vie de pionniers américains, sur la musique originale de Aaron Copland, dans un décor épuré de Isamu Noguchi.
L’engagement amoureux des deux jeunes époux est confronté au puritanisme du début du 19ème siècle et à la rigueur d’un pasteur patriarcal, au sein d’une communauté. Les larges jupes longues aux déploiements circulaires très chers à la chorégraphe américaine, certains rythmes issus du folklore des Nord-Amérindiens (jamais présents sur scène), accompagnent et subliment la représentation idéalisée de la famille dans le contexte sociétal de la Grande dépression économique américaine.
Le plus émouvant est peut-être le fait que les personnages des époux étaient dansés à l’origine par Martha elle-même et par son mari Eric Hawkins, formant un couple énamouré frémissant de bonheur (sur le plateau comme à la ville à l’époque, divorçant ultérieurement), et que Merce Cunningham figurait le pasteur. Cette pièce, narrative et lyrique, fait mieux comprendre le départ de la compagnie de ses deux danseurs masculins pour développer, séparément, un mouvement « pur » avec E. Hawkins, débarrassé d’affect et d’intention avec Merce Cunningham.
La soirée se poursuit avec un éblouissant solo aussi bref que dense et intense, Ekstasis (Extase).
Aurélie Dupont, sur scène à l’Opéra pour la première fois depuis ses adieux d’étoile en 2015, interprète cette pièce de 5 minutes, à partir du solo original de Marta Graham en 1933 dont il ne reste que quelques notes et photos, ré-imaginé en 2017 par Virginie Mecène, danseuse puis directrice de la Graham School de 2007 à 2015. Martha Graham cherchait la relation sensible entre la hanche et l’épaule ; Aurélie Dupont livre une silhouette flexible, cambrée, respirant en contraction – release (détente) sans accent dans un mouvement fluide ondulant, avivée par le clair-obscur de l’éclairage de Nick Hung et par l’enrobement du corps dans un jersey moulant beige.
Lamentations Variations fut créé pour honorer et commémorer les personnes disparues dans les attentats du 11 septembre 2001 à New York à partir du film des années quarante où Martha Graham danse des mouvements du solo mythique Lamentation (1930). L’artiste, assise sur un banc, offre l’expressivité de son seul corps enserré dans un tissu extensible qui laisse paraître mains et pieds nus et qui encadre l’ovale de son visage.
Les versions nouvelles sont nées à l’issue d’un exercice exigeant qui demandait une pièce de quatre minutes avec dix heures de répétition conceptualisées par la directrice de la compagnie Janet Eilber. Trois propositions sur quinze avaient été retenues, toutes exprimant la souffrance, la désolation et le deuil. Il s’agit de celle du taïwanais Bulareyaung Pagarlava avec trois garçons captant une fille qui finit par s’effondrer (2009) ; de celle de Nicolas Paul (sujet de l’Opéra de Paris) créant des mouvements décalés et des traversées rapides contrastant avec la statique corporelle de Martha Graham ; enfin de celle Larry Keigwin (2007) sur des notes de Chopin engageant toute la compagnie quasi-figée dans des oscillations et dans une grande intensité émotionnelle.
Le programme se termine en apothéose avec The Rite of Spring évoquant le sort d’une Elue sacrifiée selon un rite païen russe appelant la fécondité, sur la musique d’Igor Stravinsky.
Martha Graham contribua deux fois à cette œuvre : d’une part en 1930 en tant que danseuse, interprète de l’Elue dans Le Sacre (version Leonid Massine) ; d’autre part en 1984 en tant que chorégraphe. Dans cette création, on retrouve son intérêt pour le primitivisme et les rituels nord-amérindiens (des ethnies Hopi, Zuni) ainsi que son goût pour la dramaturgie dansée. L’action se passe au Nouveau Mexique américain ; le Sage, mué en chaman (Lloyd Knight), assiste en fond de scène et de manière imposante dans sa grande cape au déroulement violemment expressif du cérémonial concernant l’Elue (Charlotte Landreau) ; les costumes semi-dénudés des artistes hommes et femmes accentuent l’aspect sensuel des évolutions.
On sort abasourdis de cette soirée par tant d’évocations puissantes et par la fécondité de l’œuvre immense de Martha Graham pour la danse du 21ème siècle.
Paris, Opéra Garnier, 6 Septembre 2018
Jocelyne Vaysse