Frame by Frame
Chorégraphie : Guillaume Côté
Distribution : Ballet National du Canada
« An artist may be like a person who hears music and just starts to dance. He may be dancing for his own satisfaction, but what motivates him to dance also motivates hundreds of other people to dance. The artist is only speaking some kind of common language, speaking to himself, expressing something. And yet, other people come along and recognize it and realize that, in this person’s dancing, there is something new and different ». Norman McLaren
Quelle prodigieuse création que ce Frame by Frame, car elle est loin d’être simplement un ballet ou une pièce de théâtre. On est plutôt en présence d’une œuvre d’art totale où danse, théâtre, cinéma et musique sont employés de manière équilibrée sans qu’aucun d’entre eux ne prévale sur les autres. La standing ovation donnée par le public lors de la première en est la preuve.
Cette pièce est dédiée au cinéaste Norman McLaren (1914-1987), un des maîtres du film d’animation, qui consacra inlassablement toute sa vie à la recherche de nouvelles techniques d’animation cinématographique (stop-motion, slow-motion, pixilation, grattage sur pellicule) à l’Office National du Film du Canada depuis 1941, qui conserva jusqu’à sa mort une relation amoureuse unique et fidèle et qui n’effectua que deux voyages, en Inde et en Chine pour l’Unesco. Une vie, somme toute, assez tranquille. Aurait-on pu penser pouvoir lui rendre cet hommage avec autant de sensibilité et d’imagination ?
Certes, derrière sa caméra se cachait une personnalité douée d’un grand humanisme, d’ironie, et surtout qui avait un grand amour pour la danse.
Le célèbre metteur en scène Robert Lepage et le chorégraphe associé du Ballet National du Canada, Guillaume Côté, ont réussi à créer pour le Ballet National du Canada un spectacle d’exception, surprenant, qui touche par son approche à la fois riche d’un point de vue chorégraphique et profonde dans les passages qui mettent en avant les aspects plus personnels de l’homme McLaren : sa passion pour la danse classique, les relations avec ses collaborateurs et le rapport avec le seul amour de sa vie pendant cinquante ans, Guy Glover. Là, on est fasciné par l’habileté avec laquelle les deux auteurs entrelacent les parties plus théâtrales avec celles plus dansées. Le langage chorégraphique puise dans la technique classique et il est enrichi par le vocabulaire de la danse jazz et contemporaine, surtout dans les ports de bras. Le résultat est un jeu harmonieux, mordant, débordant d’énergie.
Le procédé utilisé pour la composition du spectacle est basé sur une séquence de tableaux conçus spécialement selon trois axes : un premier qui concerne directement les épisodes les plus importants de la vie du cinéaste, un deuxième qui illustre ses relations avec ses collaborateurs les plus proches, et un troisième consacré aux films.
On rencontre donc Norman McLaren à Londres en 1936, ville où il commença ses travaux d’expérimentation. Les réflexions, les interrogations et son appétence pour de nouvelles formes de réalisation sont représentées dans le solo dansé par Jack Bertinshaw de manière d’une part intime et d’autre part avec une grande fluidité. Ce jeune danseur, seulement second soliste de la compagnie, a offert une interprétation bouleversante, sans doute un des facteurs de ce succès.
Ensuite c’est le moment de Love, passage particulièrement important car il est consacré aux deux amours du cinéaste écossais : la Danse et Guy Glover (Félix Paquet). Ce tableau est un des plus réussis. Norman McLaren est invité par son compagnon à assister à une représentation du Lac des Cygnes au Sadler’s Welles à Londres. Avec astuce, ce spectacle se joue sur la scène même. La magie de la performance d’Odette et Siegfried touche McLaren qui, avec des mouvements ironiques, presque caricaturaux, imagine son pas de deux classique avec son partenaire. Puis on le retrouve à New York en 1941, ville où il s’était réfugié à cause de la deuxième guerre mondiale en Europe et où il rencontra John Grierson (Tomas Schramek), directeur de l’Office National du Canada, qui lui proposa de travailler à la section du film d’animation. Ce moment est rendu par un sketch où la signature du contrat pour cette nouvelle mission est projetée sur scène.
Puis c’est Oscar Peterson (Wellesley Robertson) à Ottawa qui vient rythmer la chorégraphie avec sa musique, comme il l’avait fait pour les films de Norman McLaren. Evelyn Lambart (Greta Hodgkinson), sa partenaire pendant 21 ans, qui unit l’art de la lithographie à l’animation apparaît ensuite. Les collaborations avec Grant Munro (Dylan Tedaldi) et René Jodoin (Skylar Campbell) suivent. Et comment ne pas oublier Ludmila Chiriaeff (Alexandra MacDonald), Directrice de Grands Ballets Canadiens, représentée pendant qu’elle donne un cours de danse en présence du cinéaste. Les miroirs installés sur la scène multiplient les images et les danseurs enchainent des séquences dansées sur la musique de Glenn Gould.
Quant aux parties plus liées aux films, on retrouve d’une part des reconstructions magistrales, proches des versions originales, notamment Chairy Tale, le superbe Neighbours interprété par Skylar Campbell et Dylan Tedaldi et d’autre part la réinvention en termes chorégraphiques d’autres œuvres où Guillaume Côté signe ses pages meilleures pages. Avec le tableau The unspected power of lines, inspiré des Lignes horizontales et des Lignes verticales, les danseurs incarnent les mouvements abstraits créés dans les films. Grâce à une technique d’éclairage particulière, leurs corps réels se transforment en silhouettes éthérées, reconnaissables par les traits de lumière qui marquent leurs articulations et leurs corps. Dans Synchromy, ce sont les danseurs qui deviennent symboles des mouvements gravés sur la pellicule. Et enfin Pas de deux, un des chefs-d’œuvre de Norman McLaren basé sur ses études sur la multiplication des images. En 1968, année de sa création, les interprètes furent Marguerite Mercier et Vincent Warren ; aujourd’hui, les principals dancers de la compagnie Heather Ogden et Harrison James. Il s’agit d’un moment de haute tension poétique avec un ton parfois sensuel, profond et un accent lyrique passionné. La dissolution du réel opérée de telle manière conduit vers un nouvel ordre plus complexe et prégnant, celui d’une œuvre d’art chorégraphique avec des images fascinantes.
Le final, un grand ensemble, couronne la pièce. Un laser placé sur le prisme triangulaire qui constitue le seul élément de décor semble projeter un ultime hommage à la vie de Norman McLaren : tous les personnages qui s’étaient succédés tout au long de la pièce sont sur scène. Une chorégraphie dynamique où les danseurs dessinent la géométrie de l’espace avec leurs grands jetés et leurs arabesques vibre au rythme de la belle musique composé par Antoine Bédard. Lorsque tous disparaissent, une note de poésie fait baisser le rideau : la Danse (Heather Ogden) accompagne et salue Norman McLaren (Jack Bertinshaw) à jamais.
Toronto, Four Seasons Centre for the Performing Arts, 1 Juin 2018
Antonella Poli
Frame by Frame nait d’une collaboration entre le Ballet National du Canada, Ex machina et l’Office National du Film du Canada et il est coproduit avec le Sadler’s Well de Londres.