Dialogues
Transcendances offre un spectacle inédit issu d’une tournée européenne, associant dans la même soirée au Théâtre des Champs Elysées la production de six chorégraphes mondialement connus, en retenant les extraits de leur choix. Ce sont des pas-de-deux qui se veulent un dialogue « explorant l’âme humaine ». Le corps dansant est mis à l’honneur dans toute sa diversité expressive, émotionnelle, affective, requérant néanmoins à chaque fois une agilité remarquable et virtuose, sublimant la créativité des chorégraphes.
Sasha Waltz, berlinoise, introduit cette série avec Impromptus sur une musique de Schubert. Un jeune couple (Claudia de Serpa Soares, Gyung Moo Kim, danseurs de la Sasha Waltz & Guests) en justaucorps blanc avance en marche lente puis ils s’écartent et se rejoignent, s’embrassent et s’évitent, échangeant un rôle de guidage provisoire dans des approches variées au gré de leurs humeurs. Au point que nous -public- interrogeons leur ambivalence relationnelle et leur vulnérabilité, miroir de nos vécus sociétaux au fil de nos vies.
Dans un bruit assourdissant de train roulant rompant avec la mélodie schubertienne, Island est proposée, pièce créée en 2020 par la canadienne Emma Portner pour les Ballets de Norvège. La position au sol de l’homme et de la femme (Whitney Jensen, Samantha Lynch) et leur proximité amplifient une gestualité double, fine, experte, acérée qui, progressivement, se ralentit. Une phase debout, sans pantalon en simple justaucorps, succède ; leur marche puis leur course les conduit au rapprochement, jusqu’à une exécution mimétique posturo-gestuelle, suggérant leur mise en accord, leur permettant ainsi d’échapper à la désillusion et à l’isolement.
Le duo mythique Romeo et Juliette (Mariko Kida et Johnny McMillan, danseurs du Staastballett Berlin) , très attendu, conçu par Mats Ek, entre en scène d’une façon surprenante. Roméo enjambe l’avant-scène devant le premier rang du parterre puis, après quelques pas techniques irréprochables, il aperçoit Juliette, surgissant en fond de scène, glissant et rampant au sol, virginale dans sa robe blanche. Le couple s’étreint. Au-delà de ce moment magique et intense, ils s’éloignent, s’observent, se découvrent et se (re)trouvent, offrant aux spectateurs tout ce que la danse romantique exalte quant à l’élan amoureux corporellement traduit par les portés et les enlacements audacieux. L’apparition furtive d’un homme en noir, rappelant le contexte conflictuel des amants de Vérone, fait fuir Roméo, laissant Juliette désemparée. Mais elle est vite rejointe, à nouveau, par son bel amoureux.
Crystal Pite, désormais très connues au public français, propose un duo particulier, une création, dansé par Gregory Lau et Renée Sigouin, danseurs de la Kidd Pivot Company: celui d’une marionnettiste et de son pantin, à l’instar par exemple de Kleist recherchant comment donner une âme à sa marionnette ou encore du travail de Jean-Christophe Maillot directeur des Ballets de Monte-Carlo animant l’Intelligence Artificielle de la poupée Coppél-IA. La démarche de Pite est d’accompagner sa marionnette, écroulée dans son abandon tonique… qui finit par cesser momentanément, provisoirement ; ce pantin affaissé parvient à se relever et à s’humaniser.
Mais, simultanément, l’animatrice du pantin fait un chemin inverse, cherchant à rejoindre un point obscur, improbable, où leurs destins se croiseraient. Il s’agit, pour Pite, de cerner la différence entre « danser et être dansé », entre l’apparence et la réalité profonde d’une vie intérieure. Le danger, pressenti, survient : la marionnette devenue un être humain prend le dessus, sort de sa mécanicité et manipule l’artiste femme. Le couple évolue, gagnant en fluidité gestuelle, s’aventurant dans la spatialité du plateau. Jusqu’à une sorte d’état fusionnel qui se trame joliment entre ces deux êtres, et nous interpelle sur un possible état de conscience partagée et son devenir.
La problématique de l’écoulement du temps et ce qu’il produit en nos âmes sont abordés magistralement par Jiri Kylian. Il chorégraphie 14’20’’, extrait de sa pièce 27’52’’, sur une composition basée sur deux thèmes de Mahler. Une femme en rouge s’avance, vite bousculé par un homme qui, néanmoins, entreprend un pas-de-deux qui les resserre et devient un corps-à-corps empreint de gravité. Le temps présent se danse avec une belle aisance, puis l’ombre du couple en mouvement s’inscrit en fond de décor dans un porté triomphant alors que leur sortie de scène s’amorce. Le tableau suivant nous montre la femme inerte gisant au sol et d’autre part la solitude de l’homme dont la voix édicte « Tu me manques », « Tu étais ma chair, tu étais mon sang ».
La femme s’anime, il s’en approche et la relève en douceur. Ils sont là, semblant torses nus, à l’unisson dans une lente mouvance, entrecoupée d’une course simultanée traversant le plateau pour mieux se rejoindre. Ils déploient alors les bords d’un tapis blanc dans lequel ils s’enveloppent et disparaissent, comme absorbés, dissous en ce linceul, laissant le spectateur dans la seule certitude qu’est la finitude de la vie.
La représentation de la soirée est clôturée par le B/olero novateur de Ohad Naharin, israélite et fondateur du style « Gaga », directeur de la Batsheva Dance Company. Il s’appuie sur le Boléro de Ravel dont on connait la mélodie mais celle-ci connait des inclusions de musique électronique qui en accentuent encore la puissance, guidant la performance de deux jeunes femmes (Maayan Shienfeld, Rani Labzelter) en jupettes noires. D’allure mutine et décidée, elles se dispersent sur scène et se rejoignent dans un vocabulaire mouvementé ingénu, tantôt mimétique, tantôt en opposition, invitant l’audience par leur déhanchement et leurs gestes d’appel à partager leur jovialité. Dans un tourbillon musical superposé au Boléro, elles s’engouffrent dans cette emphase alors que la partition classique s’estompe, laissant place à un compte de la mesure marqué et final.
Les danseurs sont venus saluer ensemble, par couple et aussi à l’unisson, très applaudis par un public comblé par tant d’élégance et de beauté dans leurs interprétations, tant de finesse inventive de la part des chorégraphes, réunis exceptionnellement en une seule soirée.
Théâtre des Champs Elysées, 5 Décembre 2021
Jocelyne Vaysse