Danser Chostakovitch, Tchaïkovski…
Chorégraphie : Mattia Russo et Antonio de Rosa; Bruno Bouché; Hélène Blackburn
Distribution : Ballet de l'Opéra national du Rhin
Musiques : Chostakovitch, Tchaïkovski, Rachmaninov, Scriabine
La figure solaire d’Eva Kleinitz, ex-directrice de l’Opéra national du Rhin, prématurément disparue en juin 2019, est à l’origine de ce deuxième programme de la saison du Ballet de l’Opéra national du Rhin. Dans le signe de la continuité des précédents programmes, notamment Danser Bach ou bien Danser Mahler au XXIe siècle, Eva Kleinitz avait suggéré à Bruno Bouché, directeur du Ballet de l’ONR, de concevoir une soirée autour d’un compositeur russe. Il choisit Chostakovitch, auteur auquel il s’était confronté lors de ses premières commandes pour Brigitte Lefevre, ex directrice de la danse à l’Opéra national de Paris. Ensuite, le programme s’est élargi avec la reprise des Beaux Dormants d’Hélène Blackburn sur les musiques de Tchaïkovski, à l’occasion de la tournée au Linbury Theater du Royal Opera House de Londres, et avec une autre suggestion d’Eva Kleinitz visant à aborder d’autres compositeurs russes, notamment Scriabine avec ses études pour piano. Le programme, intégralement voué aux accents russes, a été présenté à Mulhouse le 25 et 26 octobre derniers, et sera repris le 3 novembre à Colmar, et du 9 au 13 novembre à l’Opéra de Strasbourg.
Autour des Œuvres
Bruno Bouché confie la première pièce de la soirée, une création, à Mattia Russo et Antonio de Rosa, deux chorégraphes italiens, fondateurs de la compagnie Kor’sia. Ils se confrontent à la musique de Chostakovitch s’inspirant de sa vie personnelle, surtout des difficultés vécues par le compositeur russe sous le régime de Staline dans les années trente-quarante. Pagliaccio (Paillasse en français), le titre de la création, se développe sur une piste de cirque, autour de cette figure emblématique du cirque qui dans cette œuvre symbolise le pouvoir, la dictature. En fait les auteurs mettent en scène la figure du clown blanc, austère, sérieuse, prête à dicter ses lois aux artistes du cirque.
Mattia Russo et Antonio de Rosa construisent cette pièce pour quatorze danseurs sur un projet dramaturgique qui a une place très importante. On retrouve sur scène tous les artistes emblématiques du cirque : marionnettes, acrobates, acteurs, tous jouant leurs rôles respectifs. Comme des fauves, ils sont dominés par le clown blanc, caractérisé par un masque avec deux faces. Ce choix se révèle particulièrement efficace. Le symbolisme et le renvoi à une figure politique sans cohérence est évident. La pièce se révèle très forte, et les danseurs de l’Opéra national du Rhin sont capables de maîtriser un style basé plutôt sur l’expression théâtrale que sur un langage chorégraphique plus classique, donc loin de leurs habitudes. Le cirque devient métaphore d’une société qui lutte pour la liberté : la rébellion se manifeste à la fin de la pièce avec la mort du clown blanc qui reste quand même mystérieuse. Peut-on se débarrasser pour toujours des abus de pouvoir, semble être le message final de Pagliaccio.
La seconde pièce au programme est la création pour sept danseurs de Bruno Bouché, 40D, sur un prélude de Sergueï Rachmaninov et une étude d’Alexandre Scriabine. C’est un hommage chorégraphique à la figure d’Eva Kleinitz. Une danseuse, silhouette délicate à l’allure intense apparaît sur scène. Les autres danseurs emploient un langage néoclassique pur pour se déployer dans des solos et des duos intimes, moments de réflexions sur le sens de la mort. Les lumières sombres, les costumes noirs, accentuent l’atmosphère de deuil. Les danseurs partagent profondément ce sentiment sur scène surtout dans les moments où ils sont regroupés, intérieurement liés. La pièce, un voyage imaginaire et douloureux, se conclut avec l’éloignement de la créature fragile qui l’avait ouverte : silencieusement et avec grâce, elle disparaît.
Les beaux dormants d’Hélène Blackburn clôt le programme. La pièce, initialement créée pour le jeune public en 2018, a été reprise à l’occasion cette année pour en accentuer sa thématique de fond. La chorégraphe canadienne souhaite mettre en avant les turbulences, les inquiétudes, les troubles typiques de l’adolescence. Elle questionne aussi le genre, car filles et garçons sont concernés de la même manière. La pièce qui s’inspire du ballet classique La Belle au Bois dormant, reprend trois moments principaux de celle-ci : le baptême, la présentation à la cour et le mariage qui marque le passage à l’âge adulte. La danse d’Hélène Blackburn est riche d’énergie, frénétique, composée par des mouvements parfois saccadés. Son questionnement sur le genre est explicite dès lors qu’on retrouve la Fée des Lilas interprétée par un danseur ou bien quand la chorégraphe invite aussi les hommes à utiliser les pointes. Sa chorégraphie est bien loin d’être romantique : elle représente sur scène des rapports sentimentaux riches de contrastes, puissants, érotiques.
Evoquant les mots d’Hélène Blackburn, elle souhaite créer des résonances entre la tradition classique et le monde contemporain autant pour la musique que pour la danse. De fait, ce propos est évident à partir de son choix musical. Elle confie la recréation de la partition musicale de Tchaïkovski au musicien Martin Tétreault, et pour ce qui concerne son style chorégraphique, à part l’utilisation des pointes, elle repousse les limites de la danse classique en la rendant plus incisive. Les danseurs du ballet de l’Opéra national du Rhin sont éblouissants, montrant toute leur progression technique. Une belle troupe, en pleine évolution !
Mulhouse, Théâtre La Sinne, 25 Octobre 2019
Antonella Poli