Body and Soul
Chorégraphie : Crystal Pite
Distribution : Les étoiles, les premiers danseurs et le Corps de Ballet de l'Opéra de Paris
Crystal Pite, danseuse et chorégraphe canadienne, après le grand succès de Season’s Canon créé pour le Gala d’ouverture de la saison 2016-17, offre une autre création au Ballet de l’Opéra national de Paris. Cette fois, elle lance un défi en abordant les rapports du corps et de l’esprit avec sa pièce Body and Soul, création mondiale.
La chorégraphe explore de diverses manières ce qui sépare ces deux entités sur le mode du dualisme ; ce qui les oppose sur le mode du conflit ; ce qui les relie sur le mode de l’union corps-esprit par des liens indéfectibles. La pièce est construite de trois parties. Dès la première, on comprend qu’elle entend focaliser sa recherche sur les interrelations possibles entre ces deux entités abstraites, symboliques.
Un duo est en scène, Figure 1 et Figure 2, elles sont là. Leurs gestes et déplacements sont orchestrés par un script énoncé à voix audible puis chuchotée par l’actrice Marina Hands : «…(Figure 1) tend le bras pour atteindre Figure 2 qui reste immobile…Pause. Aucun des deux ne bougent. Soudain Figure 2 se cabre, s’agrippant la tête…, se tord, s’affaisse…Se déplace vers Figure 1 qui déjà s’éloigne. Figure 2 rattrape Figure 1 et la retient. Combat…. Figure 2 déplace Figure 1, toutes deux sont tête contre poitrine, tête dans les mains, tête au sol. Pause. Aucune des deux ne bouge. La lumière du plafonnier vacille et s’éteint ». Chaque spectateur a la possibilité de se projeter dans cette dénomination et cet anonymat.
Soudain, une grappe humaine s’élance, en redingote noire austère, puis se scinde en sous-groupes. Se faisant face, ils se jaugent, s’intimident, s’affrontent, dans des mouvements d’ensemble impressionnants. D’où se détachent des duos se livrant à des pas de deux aux attitudes puissantes d’attraction, communion, séparation d’une grande beauté et précision. Ainsi, Crystal Pite associe le langage corporel et la parole pour animer cette première partie. On retrouve cette même structure chorégraphique dans la deuxième superposée à la musique originale de Owen Belton qui marque encore plus la finesse d’exécution des mouvements.
De fait, des tableaux, au style néo-classique et contemporain, très éloquents s’enchainent avec des interprètes en pantalon noir et en T-shirt, près de l’humain ordinaire. Des couples homme-homme, homme-femme ou des trios sont traversés par diverses émotions, avivés par le choix de préludes pour piano de Frédéric Chopin en musique additionnelle. Evolutions en souplesse au sol, en portés audacieux, en accroche fusionnelle ou agressive se succèdent. La marche d’une foule compacte remarquablement à l’unisson envahit le plateau, s’intercale par vagues. Gestuellement, on donne, on reprend, on se retrouve, on s’enlace, démonstrations d’états d’âme comme dans la « vraie vie ».
Vient la troisième partie, en complète rupture avec les deux précédentes dominées par une certaine sobriété.
D’emblée, le public est noyé dans la brillance des décors, des feuilles en aluminium doré tombant des cintres, conçu par Jay Gower Taylor.
Un monde d’insectes monstrueux émerge de cette forêt scintillante, rougissante sous l’orage. En costumes noir métallisé moulant les corps, casques profilés enserrant les têtes, cette fourmilière inquiétante se déploie : longues pattes acérées, déplacements déhanchés et sur pointes, mouvements en chœur cadencés, hypnotiques, quasi-robotiques.
Est-ce une métamorphose irréversible des êtres humains ? Est-ce la signature de leur disparition, résultat d’une lutte féroce, sociale, entre ces deux mondes ?
C’est aussi la rencontre de ce monde fascinant avec un personnage apparaissant dans une raie de lumière, hirsute et venant du fond des âges et, à la fois, d’allure futuriste sur une musique pop de Teddy Geiger ; cette séquence décalée clôt la pièce sans rien changer au message premier de la pièce.
Le travail sensible de Crystal Pite reste saisissant par la fluidité virtuose et l’énergie synchrone des ensembles, d’où se détachent des duos singuliers d’un grand savoir-faire qui magnifient les liens du corps organique et de la psyché.
Opéra Garnier, 30 Octobre 2019
Antonella Poli