À bras-le-corps
Chorégraphie : Boris Charmatz et Dimitri Chamblas
Distribution : Boris Charmatz et Dimitri Chamblas
À bras-le-corps est une œuvre qui s’inscrit à merveille dans le 43ème festival Montpellier Danse, ciblant la créativité des années 80 et 90 en France et l’évolution de cette « nouvelle danse » au travers de reprises, en questionnant la permanence des chorégraphies et des corps, la véracité des reprises à l’identique ou revisitées.
Boris Charmatz et Dimitri Chamblas sont les co-auteurs de cette pièce, cumulant lors de sa création en 1993 à Lyon toutes les dissidences par rapport aux codes de la fin du XXème siècle où l’influence libertaire nord-américaine se faisait sentir : s’éloigner de l’académisme qui a pourtant formaté leurs corps adolescents, moduler autrement leur savoir récent et ne pas retenir l’excitation à danser, éprouver leurs qualités intrinsèques, composer ensemble une danse insolite en quelques semaines en télescopant les rôles d’interprète et de chorégraphe et, enfin, côtoyer le public en l’incluant dans un espace resserré.
« Décantée, notre énergie apparaît marquée du désir de puissance et de masse, mais aussi d’ironie gaillarde et jouissive, la chorégraphie cédant le pas à une expérience simple et explosive », dit Boris Charmatz dans une interview.
A cette époque, rien n’indiquait alors le destin de cette pièce emplie d’immédiateté et d’audace juvénile (dix-neuf ans pour Boris Charmatz et dix-sept ans pour Dimitri Chamblas), qualifiée par eux-mêmes de « danse de bûcherons » ; elle est inscrite au répertoire du Ballet de l’Opéra de Paris en 2017.
Après un parcours académique commun jusqu’à l’adolescence et une implication brillante dans des interprétations pour des chorégraphes prestigieux, leurs trajets professionnels s’écartent, en France pour Boris Charmatz, aux USA pour Dimitri Chamblas, tout en « gardant le fil » au travers de ce duo chorégraphique.
À bras-le-corps, devenu mythique, « dansé plus de 150 fois », est donné à l’Agora, trente ans après sa création, par les deux chorégraphes qui en sont eux-mêmes les interprètes. Mais alors, de quelle reprise s’agit-il ?
On comprend évidemment que la disponibilité souple et agile des corps a évolué. L’âge et la pratique même de cet art ne cessent d’interférer avec le corps physique mais aussi avec le corps Propre, l’image même de soi, la conviction intérieure, avec une question sous-jacente répétée, inévitable, dotée d’indulgence ou de pessimisme: Que serons-nous, que pourrons-nous dans 10 ans, 20 ans… ? On ne sait pas à quoi ressemblera ‘À bras-le-corps’ dans trente ans ? dit Boris Charmatz.
Leur détermination parait intacte mais si la composition chorégraphique reste fidèle à la conception initiale, le challenge d’aujourd’hui reste ardu.
Ce duo est une retrouvaille amicale, un jeu masculin, un défi, une lutte, un combat… le public en est le témoin, installé en carré autour du plateau fidèle aux dimensions initiales réduites.
On assiste à la montée crescendo de la fougue et de la puissance de l’un à l’autre, de l’un contre l’autre, utilisant autant des techniques d’approche et d’empoignade que des pas dansés. On est proche aussi des séances de danse-contact-improvisation exigeant l’écoute sensible du corps de l’autre et les transferts dynamiques de poids, courant de la post modern dance avec Steve Paxton.
Elancements, sauts habiles, torsions des bustes, mimétisme de certaines postures, marche décidée et faux KO -qui ne sont que des lâcher-prises momentanés- se succèdent, accompagnés par une partition musicale de Paganini. Effondré au sol, le corps abandonné de Boris est saisi, trainé par les pieds, soulevé par un bras tel un pantin par Dimitri mais Boris répond à cette manœuvre et attaque… Les affrontements se poursuivent, frôlant le public. Les danseurs se perçoivent et se toisent, s’agrippent, enchevêtrent bras et jambes dans des prises toniques jusqu’à l’épuisement.
Car tout de cette performance dansée est montré, en particulier l’engagement charnel : la respiration haletante rythmé par l’effort et l’essoufflement, les chutes bruyantes et les cris brefs, la peau rougie et la sueur, la fatigue qui s’intensifie et met des limites aux corps-à-corps obligeant à des arrêts provisoires, les blessures à craindre.
La proximité corporelle avec les spectateurs est réelle, quasi collés au « ring », facilitant l’identification aux danseurs et à leur corps soumis à l’obsolescence. Il s’agit de « préserver le temps » selon une expression de Boris Charmatz, et d’entretenir ses capacités.
De fait, si la recherche d’emprise de l’un sur l’autre et les aptitudes adaptées d’esquive sont manifestes, la force musculaire de ces beaux corps athlétiques de la cinquantaine semblent aussi guettés par leur fragilité réciproque, rendue volontairement perceptible. D’une masse musculeuse impressionnante où leurs corps arrivent à se confondre, on glisse vers deux êtres, exténués peut-être, mais finissant assis côte à côte.
En un mot, au-delà de ce déchainement de virilité et de l’impossible fin sauf à en mourir, l’existence d’une dimension moins brutale et cathartique est présente, issue dont le monde violent actuel pourrait bien s’inspirer.
Le duo-duel ne se veut pas fratricide, il est même l’exemple d’une complicité fraternelle et d’une promesse que les deux danseurs chorégraphes entendent bien tenir et faire durer.
Au plus grand plaisir des spectateurs.
Montpellier, 3 juillet 2023
Jocelyne Vaysse