Opera Ballet Vlaanderen/Royal Ballet/Ballet de l’Opéra national de Paris
Le Festival d’Automne à Paris, dans le cadre de la programmation hors les murs du Théâtre de la Ville, célèbre le centième anniversaire de la naissance de Merce Cunningham, (16 avril 1919 à Centralia (USA), par une soirée qui lui est dédiée à Chaillot – Théâtre national de la danse.
L’apport de Cunningham est radical dans l’univers de la danse, jusque là habité par les ballets romantiques narratifs académiques et le lyrisme ou l’ expressionnisme de la danse moderne. Il invente un style révolutionnaire à l’époque*, accordant la priorité au mouvement donné pour ce qu’il est, proclamant « motion, not emotion » (emprunté à Alwin Nikolais) au bénéfice de la post-modernité naissante.
Les trois ballets
Trois ballets de Cunningham sont donnés, conçus à différentes périodes de sa vie, interprétés par de prestigieuses compagnies internationales.
L’Opera Ballet Vlaanderen avec Pond Way, littéralement « la voie de l’étang », inaugure la soirée.
Cette pièce, pleine de poésie sans rien céder à un autre style, créée en 1998 pour le Ballet de l’Opéra National de Paris, chronologiquement très postérieure à Cross Currents (34 ans d’écart), témoigne de la formidable force et longévité du répertoire du chorégraphe américain.
Sur un fond décoratif type pop art aux points grisés dégradés de Roy Lichtenstein, treize interprètes, en sarouels blancs au tissu aérien, évoluent pendant vingt minutes sur des sonorités électroniques vibrantes de Brian Eno. Gestes subtils, pas allégés comme suspendus à la surface d’une étendue d’eau où affleureraient des pierres, sauts rapides et traversées alertes, reprise commune par vagues successives et dispersion des danseurs ponctuent la pièce.
Puis, Cross Currents, courte pièce de sept minutes, créée en 1964 à Londres pour le Royal Ballet. Ce sont encore des danseurs de la troupe anglaise qui la répresentent sur la scène de Chaillot.
Elle paraît être un condensé des principes du style de Merce Cunningham. Deux hommes et une femme aux vêtements simples enchainent sur le plateau : pas contrôlés et indépendants pour chaque artiste, regroupement, trio évoluant à l’unisson puis séparation à l’image des events**, arabesque détournée, équilibre désaxé, variation gestuelle… La maitrise technique, la sobriété et la fluidité motrice de l’ensemble sont remarquables.
Walkaround Time, création de 1968 avec la Merce Cunningham Dance Company, révèle une autre facette de la pensée ouverte de Cunningham.
La pèce combine la danse et l’art dadaïste en disposant sur scène l’œuvre déroutante de Marcel Duchamp Le Grand Verre***, supervisé à l’origine par Jasper Johns. Si celle-ci évoque une histoire énigmatique où il est question d’une femme et de mâles célibataires érotisés et mus par des rouages mécaniques, la chorégraphie ne raconte rien, s’exécute librement autour des éléments de l’œuvre éclatée en plusieurs morceaux au sol. Une danse physique, rythmée, indépendante, se déploie, suggérant un hommage à Duchamp au court moment où les éléments épars s’animent, se rapprochent et reconstituent l’entièreté de son œuvre.
Neuf danseurs du Ballet de l’Opéra de Paris aux justaucorps colorés, marchent pieds nus, sur un fond sonore de pas crissant sur du gravier, accumulant des élans, des croisements et des rencontres fortuites éphémères, des postures tenues tel un bref arrêt sur image, des attitudes caractéristiques aux lignes épurées.
Puis, la scène s’assombrit et les danseurs, comme dans « la vraie vie », s’allongent, s’étirent, boivent et bavardent sur un amalgame de musique jazzy, chants, bruits urbains et piou-piou d’oiseaux. Progressivement le silence se fait ; des bribes de mots issus des textes de Duchamp s’égrènent (« mariée, voie lactée, célibataire, machine… ») mais les artistes, sur la musique de David Behrman, quittent cet espace mémoriel et cheminent vers le salut final, très applaudi.
Une certaine similitude se repère dans la qualité des mouvements dansés et l’organisation spatiale sans frontalité des ballets successifs, représentant aujourd’hui du « style Cunningham ». Reste que, rapportée au contexte de la 2ème moitié du 20ème siècle, il faut saluer l’exceptionnelle audace créative, féconde, de Merce Cunningham.
Chaillot -Théâtre national de la Danse, 22 Octobre 2019 – Jocelyne Vaysse
*Quittant la compagnie (de Martha) Graham, M. Cunningham (1919 – 2009) débarrasse la danse d’une surexpression émotionnelle, de codes convenus, de sa dépendance à la musique. « Le mouvement qui entre et passe complètement dans et par les corps est indépendant d’une narration, d’une intention, d’un affect, d’une partition musicale », « Je ne travaille pas au travers d’images ou d’idées, je travaille au travers du corps » dit-il, en collaboration avec John Cage (et sa « musique aléatoire ») et Robert Rauschenberg (plasticien), explorant les mouvements libérés de toute contingence humaine avec le logiciel Lifeforms conçu à sa demande. Cuningham a contribué à l’origine de la danse-performance (avec le Judson Dance Theater de T. Brown, S. Paxton…) et a enrichi la danse contemporaine.
** Les events, segments dansés différents, aléatoires, exécutés simultanément sur le plateau, sans hiérarchie, laissent le spectateur libre de ses choix attentionnels et du sens donné à ce qui surgit.
*** Cette œuvre complexe, articulée, volumique, a une partie supérieure contenant la « voie lactée » et « la mariée » aux formes souples, et une partie inférieure logeant les « moules maliques » rigides (les « célibataires » mâles : prêtre, livreur, chef de gare, livreur…). Travaillée sur 5 ans, considérée inachevée par Duchamp lui-même et accompagnée de ses écrits raturés, elle se prête à des interprétations analytiques, métaphysiques, ésotériques.