Giselle
Créée à Paris le 28 juin 1841 à l’Académie Royale de Musique d’après un livret de Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges et de Théophile Gautier avec les chorégraphies de Jean Coralli et Jules Perrot, Giselle est le symbole du romantisme. Le chorégraphe Martin Chaix revisite le mythe de ce ballet avec sa reconstruction pour le Ballet de l’Opéra national du Rhin.
Le projet que porte Bruno Bouché en tant que Directeur du Ballet de l’Opéra national du Rhin inclut la création de grands titres de ballet inspirés d’anciennes œuvres du répertoire, de films, de scénarios, pour enrichir le répertoire de la compagnie. Le Lac de Radhouane El Meddeb en fut en exemple (2019).
La création de cette nouvelle Giselle de Martin Chaix, qui sera présentée à partir du 14 janvier prochain, s’inscrit dans cette ligne de modernité pour que les grandes œuvres puissent parler encore aujourd’hui au public et stimuler notre imaginaire.
Martin Chaix souligne le caractère de reconstruction de sa Giselle : « pour ce ballet classique, si riche en histoire, sa mise en discussion reste fondamentale pour pouvoir donner un nouveau souffle à la technique classique, éliminer la pantomime et faire évoluer aussi la question autour des stéréotypes existants sur les rôles féminins et masculins dans la danse classique (par exemple, Hilarion est dans les distributions du ballet une fois danseur et une autre fois danseuse). L’utilisation des pointes n’est pas adoptée au sens classique, c’est-à-dire pour insuffler une dimension aérienne à la chorégraphie mais plutôt pour rechercher le sens de la verticalité qui ramène les danseurs au sol pour en tirer une force majeure ». Le style du chorégraphe puise dans la danse classique pour la faire évoluer avec des codes qui nous parlent aujourd’hui.
La nouvelle dramaturgie élaborée avec Ulriche Wörner von Faßmann met l’accent sur la prise de conscience suscitée par le phénomène Metoo né à la suite de l’affaire Weinstein (dont on célèbre cette année le 5ème anniversaire) et lance un message de révolte contre la domination masculine prédominante dans la culture occidentale.
La Giselle de Martin Chaix ouvre une perspective différente qui va au-delà de celle de la jeune femme naïve et innocente qui pardonne à tout prix. En fait, un des points de départ des réflexions de Martin Chaix a été aussi le texte de Pierre Bourdieu, La domination masculine, ouvrage dans lequel le sociologue français souligne la fracture de la société entre femmes et hommes, ces derniers restant détenteurs de pouvoir.
Dans cette optique, on questionne le mythe incarné par ce ballet : dans le premier acte, le thème de la trahison est maintenu autant que les différences sociales entre hommes et femmes, offrant le portrait d’une société conservatrice ; en revanche le deuxième acte, innovateur, est dansé dans un univers urbain qui remplace l’atmosphère immatérielle de l’au-delà de la version classique. Ici, on aborde le thème de la liberté et de la transformation des corps, ouvrant une réflexion sur la question du genre et des minorités. Et bien sûr, le caractère des deux protagonistes principaux est réélaboré et enrichi de nouvelles facettes.
La figure de Giselle peut être considérée dans un certain sens comme circulaire car deux de ses soli ouvrent et clôturent le ballet, symbolisant sa transformation et l’affirmation de sa personnalité.
Le personnage d’Albrecht est imaginé en interrogeant le sens de sa trahison et de son comportement, guidé par l’instinct, qui ne lui fait manquer aucune occasion de séduire simultanément plusieurs femmes. Il est un pervers narcissique qui utilise les femmes exclusivement pour son plaisir et tente de chercher le pardon seulement pour fierté personnelle.
Quant à Hilarion, l’autre personnage masculin principal, d’une part sa jalousie l’aveugle, dénonce Albrecht seulement pour affirmer sa domination sur Giselle et d’autre part, dans le deuxième acte, il représente l’amour secret en la personne qui veut protéger Giselle mais qui échoue.
Dans la scène de folie, généralement misogyne, Giselle ne meurt pas. Au contraire, elle exprime sa colère soutenue par les tonalités libératrices de la musique du 3ème mouvement de la première symphonie de Louise Farrenc et elle quitte la scène, laissant Albrecht seul.
La recherche pour livrer sur scène une vision contemporaine de notre société conduit Martin Chaix à donner également la parole à des catégories sociales marginales. Elles sont incarnées par ses nouvelles Willis qui partagent entre outre avec Giselle la rupture sentimentale, la même vision commune de l’amour, du respect, devenant ses défenseuses. Leur engagement les pousse à s’opposer avec conviction à Albrecht en l’attaquant. On oublie les longs tutus blancs des Willis classiques : la couleur noire prédomine dans les costumes, rappelant notamment les habits des punks.
La métamorphose de l’atmosphère du deuxième acte est emphatisée grâce à la personnalité de Myrtha : elle est bienveillante, provoque la réconciliation entre Bathilde et Giselle après l’affrontement des deux rivales dans le premier acte et surtout aide Giselle à retrouver sa propre féminité et son indépendance sentimentale.
Musicalement, Martin Chaix utilise la première et la troisième symphonie de la compositrice française Louise Farrenc (1804-1875), avec des références à la partition d’Adolphe Adam ; il les emploie librement tout au long du ballet dans des scènes différentes de celles auxquelles elles sont normalement associées.
La Giselle de Martin Chaix ouvre une réflexion sur le rôle des femmes et des minorités dans notre société avec la question : peut-on trouver un espace pour aimer librement ?
La valeur sociale du message contemporain de cette Giselle – souligne le chorégraphe – pourrait déjà être cachée dans la version classique, comme l’évoque Marian Smith dans son ouvrage Ballet and Opéra at the age of Giselle : « Véron (ancien directeur de l’Opéra de Paris) et ses successeurs ont accordé à certains heureux mécènes masculins une proximité encore plus grande avec les ballerines… ».
Et pour aller plus loin dans une réflexion esthétique face à l’importance des œuvres contemporaines, faisons référence au philosophe Hans-George Gadamer qui dans son ouvrage Vérité et méthode approche le jugement et l’attitude à tenir : « L’esthétique devient ainsi une histoire des conceptions du monde, c’est-à-dire une histoire de la vérité, telle qu’on peut la voir dans le miroir de l’art. »
Antonella Poli
Lieux et dates :
Strasbourg, Opéra : 14-20 janvier 2023
Mulhouse, La Sinne : 26-31 janvier 2023
Colmar, Théâtre municipal : 5 février 2023