Frame by Frame
Guillaume Côté et Robert Lepage créent pour la première fois ensemble un ballet pour le Ballet National du Canada, Frame by Frame. Ils se plongent dans l’univers artistique de Norman McLaren, pionnier du cinéma d’animation qui trouva dans la danse une de ses plus grandes source d’inspiration. Première mondiale à Toronto au Four Seasons Centre, du 1er au 10 juin prochains.
« J’ai pu regarder à l’O.N.F. vos travaux récents, Sphères, Synchromy, Pas de deux et Ballet Adagio ; j’ai été émerveillé et aussi très ému ; ce que vous faites est unique au monde, unique dans l’histoire du cinéma, j’avais les larmes aux yeux en regardant vos films et je me sentais un cinéaste bien lourd en voyant vos danseurs en slow motion but in strong émotion……. Je voudrais vous souhaiter bon courage mais vous êtes le metteur en scène le plus courageux, je voudrais vous souhaiter de la chance et de la joie mais vous créez vous-même la chance et la joie. Je peux seulement vous souhaiter une bonne santé, un bon retour au travail et vous dire, avec humilité, mais aussi avec force, que je vous admire pour ce que vous faites et pour ce que vous êtes…….Fidèlement vôtre ». Ainsi François Truffaut écrivait à Los Angeles en 1973 dans une lettre adressée à Norman Mc Laren qu’il avait connu une dizaine d’année plus tôt au Festival de Montréal.
Le réalisateur français met en avant les deux particularités principales de l’œuvre de Norman McLaren : la valeur novatrice de sa recherche cinématographique, au point qu’on peut le considérer comme précurseur de nouvelles techniques de réalisation des images, et son attention envers les formes du mouvement, en particulier envers la danse classique, art qu’il découvrit à Londres au Covent Garden grâce à son compagnon Guy Glover et qui le fascinera tout au long de sa vie. C’est en suivant ces deux axes qu’on peut cerner l’univers artistique du cinéaste écossais.
En 1976, celui-ci écrivait : « I see movement rather than a specific image. My whole mind thinks in terms of movement. Movement is my basic language ». Pour lui, l’art de l’animation était une manière de créer le mouvement et en conséquence de chorégraphier. Dans une interview de 1980, il souligne encore : « Pour moi, il y a deux formes de mouvement : le mouvement pur, abstrait, celui qui atteignant le cerveau ne génère aucun type d’association (Sphères, 1969 ; Synchromie, 1971) et le mouvement qui procure des émotions où toutes les manipulations du temps et les différents types d’accélérations sont liées à une idée ».
Norman McLaren (Stirling, Écosse, 11 avril 1914 – Montréal, 26 janv. 1987) peut être considéré comme le père du cinéma d’animation. Il suit John Grierson à l’Office National du Film du Canada (ONF) à Montréal en 1941 où il devient directeur et y demeure durant le reste de sa carrière, à part deux missions qu’il effectue pour l’UNESCO en Chine (1949) et en Inde (1952). Doué d’une grande inventivité, il explore tous les moyens techniques : dessins grattés directement sur la pellicule, papier découpé, peinture sur pellicule, dessin de la bande son et surtout le stop motion.
Pour la création de Frame by Frame, le chorégraphe Guillaume Côté et Robert Lepage, qui a dirigé la production, se sont plongés dans l’univers du grand cinéaste écossais en explorant sa vie, sa personnalité, son univers, son œuvre et ses liens étroits avec l’art chorégraphique.
« Il y a un point commun entre l’art de l’animation et l’œuvre d’un chorégraphe, affirme Guillaume Côté : dans les deux cas on crée avec l’espace et pour l’espace. En regardant le travail de McLaren, c’est touchant de s’apercevoir comme tout est relié à la danse, de regarder comment il faisait danser ses personnages sur différentes musiques en adoptant différents styles de cinématographie. Il était complétement fasciné par la danse et pendant toute sa vie il a gardé cette relation intense, surtout avec la danse classique, ce qui l’a mené à travailler avec Mme Chiriaeff, directrice des Grand Ballets canadien.
Quant à sa collaboration inédite avec Robert Lepage : « Je suis très honoré de monter un travail sur la vie de Norman McLaren, de surcroit avec Robert Lepage, célèbre metteur en scène qui a des méthodes très claires et précises. Son approche est basée sur la recherche et l’improvisation, pour ensuite arriver à une œuvre structurée. Notre coopération a vraiment quelque chose de spécial, nous sommes indépendants mais en même temps nous nous complétons mutuellement.
Dans ce parcours avec Robert, pendant plusieurs semaines nous avons commencé à réfléchir sur la faisabilité d’un spectacle consacré à Norman McLaren. Nous avons reconnu l’énorme potentiel en jeu et constaté combien les liens entre la danse et les technologies utilisées par le cinéaste étaient étroits.
Nous avons donc pu commencer le processus de création. Robert a plus l’habitude de travailler dans le monde du théâtre, de l’opéra ou du cirque, domaines différents de celui de la danse. Personnellement, je me suis occupé de chorégraphier chaque section du ballet. Notre approche a été de travailler sur trois axes. D’abord nous avons regardé toutes les facettes de l’homme McLaren : sa personnalité, son histoire, la chronologie de sa vie, ses relations avec ses collaborateurs et ses amis, son parcours de cinéaste, son passage de l’Europe à New York et ensuite au Canada où il avait fondé le département d’animation de l’Office National du Film.
Ensuite, nous avons analysé ses films : les contextes, les histoires, le choix des propos. Enfin nous nous sommes attachés à analyser les technologies qu’il utilisait, en constatant à quel point il avait essayé de faire évoluer l’art du cinéma. A l’ère du numérique, ces techniques nous semblent rudimentaires mais à son époque elles étaient véritablement à l’avant-garde. Par exemple, avec le Stop motion (technique d’animation image par image), il arrivait à prendre et réunir 1000 photos par minute pour créer l’effet animé qui demandait en conséquence un travail très minutieux, basé sur le détail. Pour ces raisons, on retrouve dans le ballet des tableaux plus narratifs liés à la vie et aux rapports du cinéaste avec ses collaborateurs, d’autres qui analysent la conception et la réalisation de ses films et d’autres encore plus abstraits, plus dansés».
Ce qui fait l’originalité du travail de Norman McLaren est que dans la plupart de ses films, il ne reproduit pas une réalité existante mais il en crée une nouvelle, tout en restant dans les limites spatiales et temporelles de la pellicule. Son œuvre, qu’elle soit abstraite ou non et malgré l’attention portée au développement des techniques cinématographiques, révèle un fort humanisme, parfois coloré d’une certaine ironie et de l’exigence de donner une structure narrative. Des films comme Neighbours (1952), fable politique où il utilise la technique de la pixilation et avec laquelle il obtient un Oscar, et Chairy Tale en sont l’illustration.
Jack Bertinshaw, soliste du Ballet National du Canada, interprétera Norman McLaren dans Frame By Frame. Il s’exprime ainsi sur cette prise de rôle : « Pour moi, il s’agit d’une grande expérience que de pouvoir participer à cette création avec Guillaume Côté, Robert Lepage et l’équipe d’Ex Machina. Je dois aussi remercier l’Office National du Film du Canada d’avoir créé l’opportunité de réaliser Frame by Frame. Regarder les films qu’il a réalisé, notamment Canon et Neighbours, m’a aidé à comprendre la personnalité et l’univers du personnage que j’allais interpréter. Avec Robert, je me suis plus concentré sur la compréhension de la structure de la pièce et pendant beaucoup de temps, à travers aussi des workshops, j’ai pu entrer en rapport avec les technologies utilisées dans cette création. Avec Guillaume, j’ai travaillé plus sur les parties chorégraphiques, en choisissant certaines parties de la vie du cinéaste et en analysant les mouvements de ses films. Nous avons utilisé différents styles de danse : le classique, le contemporain, le jazz et dans certains passages aussi le swing dance. Cela a été très important pour moi d’avoir une stricte collaboration avec Robert Lepage et Guillaume Côté : ils ont créé avec moi, en tenant compte de mon background de danseur et de ma personnalité, ce qui m’a donné l’opportunité d’être aussi moi-même dans ce processus de création et qui me permettra, je crois, de rendre sur scène une véritable interprétation ».
Les films de Norman McLaren, ou plus précisément la dynamique de leurs images rapportée au son, ouvrent des problématiques esthétiques qui constituent la poétique du réalisateur. Le temps, le mouvement et le rythme constituent les éléments privilégiés de son langage. En effet, le mouvement conçu par Norman McLaren est autonome et libre de conventions ; il est complètement éloigné de toute reproduction de la réalité et il s’adapte seulement aux exigences de l’artiste.
« Pour respecter complétement ses idées et sa vision, Robert Lepage et moi – souligne Guillaume Côté – avons privilégié une approche tout à fait historique ; nous avons gardé les musiques originales de ses films, notamment de Glenn Gould, Oscar Peterson, Duke Ellington, Morris Blackburn, Eldon Rathburn, sauf pour certains passages où Antoine Bédard a créé des morceaux à partir des sons expérimentaux de Norman McLaren. Même dans la reconstruction du ballet Pas de deux, nous n’avons pas modifié la chorégraphie originale de Ludmila Chiriaeff qui nous semblait déjà parfaite ».
Pas de deux est un des chefs d’œuvre du cinéaste. Ce film lui vaut l’appellation de chorégraphe du photogramme. En 1966, il commença une série d’expériences sur la multiplication de l’image sur le photogramme et il pensa qu’il ne pouvait pas exister meilleur sujet que celui de la danse. Son intention était d’obtenir des images qui présentaient l’essence même des danseurs et non plus seulement leur physique. Esthétiquement, il s’agissait de filmer et de saisir la nature même du mouvement. Cet objectif fut atteint avec la création d’une atmosphère particulière : le sol et les murs étaient peints en noir et un éclairage latéral oblique rehaussait les contours blancs des deux danseurs.
Le film fut tourné à vitesse normale avec des musiques d’accompagnement différentes de celles que Blackburn aurait élaboré, dans un deuxième temps, pour la bande de son. « A l’aide d’un trucage, nous avons réalisé une surimpression de chaque prise de vue sur elle-même environ dix fois. Mais entre chacune des opérations, nous avons établi un décalage de cinq photogrammes. Le résultat donna dix impressions de la même image (et du même mouvement), chacune avec un décalage d’un quart de seconde » expliqua Norman McLaren. Cette technique fut définie « slow motion animation ». Le résultat visuel est, par certains aspects, semblable à l’effet stroboscopique : les images démultipliées intensifient et prolongent les mouvements des personnages. Les surimpressions cependant ne se suivent pas régulièrement ; comme au ralenti, elles sont au contraire discontinues, inconstantes. En évitant la régularité, McLaren confère à son film de la poésie, en élevant à un niveau intelligible la domination de l’homme sur la technique. Pas de deux représente un moment de haute tension poétique dans l’œuvre du cinéaste, avec un ton parfois sensuel, profond et un accent lyrique passionné. La dissolution du réel opérée de telle manière conduit vers un nouvel ordre plus complexe et prégnant, celui d’une œuvre d’art chorégraphique avec des images fascinantes.
Pas de deux from National Film Board of Canada on Vimeo.
Pendant tout le reste de sa carrière, fasciné par le ballet, Norman McLaren continua à créer des films inspirés de la danse, de la beauté et de l’harmonie du geste : à Pas de deux se joignirent Ballet adagio (1972), où il utilisa encore la technique du slow motion, et Narcissus (1983) où le cinéaste s’inspira du personnage mythologique.
Antonella Poli