Forsythe-Kylián-Scholz
En ouvrant sa première saison avec trois pièces appartenant à des chorégraphes pour qui l’héritage classique est fondamental, Bruno Bouché, le nouveau directeur du Ballet de l’Opéra national du Rhin, annonce d’emblée son projet : Montrer l’actualité et les capacités expressives du ballet en constituant un répertoire qui « pose les bases d’un Ballet européen au XXI siècle ». Il le précise dans son éditorial : « Le ballet classique, sorti d’une dramaturgie classique qui raconte des histoires de manière linéaire, laisse un vaste champ d’interprétation…il est un puissant vecteur d’émotions, une façon de traduire par le corps dansant des questions existentielles et complexes, un moyen de nous dire quelque chose de notre condition d’ȇtre humain ». Le choix de ce programme est d’autant plus judicieux qu’il inclut trois personnalités emblématiques du genre : William Forsythe, Jiří Kylián et Uwe Scholz, dont les œuvres analysent, dépassent et transgressent ce qu’on appelle trop commodément le néo-classique. En sottovoce, on y reconnait l’influence de John Cranko, auprès duquel les trois chorégraphes ont travaillé lorsque celui-ci dirigeait le Ballet de Stuttgart, et qui, en bon pédagogue, savait encourager les jeunes et les pousser vers la création.
La première pièce, Jeunehomme, créé en 1986 reprend le titre habituellement donné au concerto no 9 en mi bémol majeur K271 de Mozart, dont Uwe Scholz réalise une visualisation chorégraphique dans la lignée d’un George Balanchine. Uwe Scholz, disparu prématurément en 2004, a su utiliser toutes les ressources de l’école académique en privilégiant la musique. La scénographie rend, elle aussi, un hommage à Mozart avec en fond de scène un large tableau reprenant le motif de la partition. Au moment de la création, alors qu’il occupait le poste de chorégraphe au Ballet de Stuttgart , Scholz avouait : « J’ai besoin de l’allégresse de Mozart, de sa beauté, de son objectivité et de sa mélancolie… Le concerto Jeunehomme est la synthèse de tout cela». En effet, sa pièce est un exemple de pureté classique, avec des lignes claires, précises, harmonieuses, propre à mettre en valeur les qualités techniques et expressives des danseurs. Ils sont 16 – six couples dans le corps de ballet et deux couples de solistes pour les deux pas de deux- tous jeunes et pour la plupart entrés récemment dans la compagnie, possédant le degré d’excellence que cette chorégraphie à la fois lyrique et dynamique requiert.
La deuxième pièce du programme, 27’52’’, signée Jiří Kylián , date de 2002 mais a été choisie par le maitre lui-mȇme après sa rencontre avec les danseurs du Ballet de l’Opéra national du Rhin. Elle affirme avec éclat le fascinant syncrétisme du classique et du moderne auquel est parvenu le chorégraphe tchèque. Sur une partition musicale de Dirk Haubrich qui reprend deux thèmes de Gustav Mahler et un texte dit par une voix féminine (on y entend le début du poème de Charles Baudelaire, L’Albatros), un peu comme le fit Laurie Anderson pour la création de Trisha Brown à l’Opéra de Paris O Zlozony, O Composite, Kylián donne à voir une danse sensuelle, en mouvement continu, toujours inventive qui intègre dans une forme restée classique, des éléments appartenant à la danse moderne comme les appuis du contact improvisation et surtout du poids qui, loin de rester caché, devient ici un partenaire. Il y a de la grâce dans l’air et cela dure en effet 27’52’’.
William Forsythe conclut le programme avec Quintett (1993), une des pièces les plus émouvantes qu’il ait créée. Les circonstances de la longue maladie de son épouse, dont il ne pouvait plus ignorer l’issue fatale, ont sans doute participé à la mélancolique atmosphère de Quintett. Sur la musique de Gavin Bryars Jesus’Blood Never failed Me Yet, cinq danseurs, chacun ayant une partition singulière, occupent un espace presque entièrement vide, si ce n’est une trappe du côté jardin dans laquelle, à chaque fois qu’une des danseuses risque d’y tomber, quelqu’un en surgit pour l’en empȇcher. A d’autres moments, c’est au contact d’un partenaire que le corps de la danseuse se met en mouvement. La danse, belle, fragile, faite de suspensions, de relâchements, de bras étirés, de pirouettes penchées, se développe de façon étale, sans montée ni point d’acmé, comme la vie qui va… et s’en va.
Sonia Schoonejans