Onéguine
« Il vint…Ses yeux se dessilèrent, elle se dit : « Je le reconnais. » Dès lors, les rêves solitaires, dès lors, les journées et les nuits sont à jamais remplis de lui… »(A. Pouchkine, Eugène Onéguine, chapitre troisième, VIII)
Écrit entre 1823 et 1831, Eugène Onéguine, roman en verse d’Alexandre Pouchkine, fit sensation lors de sa publication. Avec lui, le renom de la littérature russe se déployait au-delà de l’Empire tsariste. Comme ses prédécesseurs du XXVIIIème siècle, le jeune poète, à peine trentenaire, avait puisé ses modèles formels dans le classicisme français. Mais sa grande originalité avait été d’insuffler à son texte les idéaux romantiques de la société de son temps et de doter la langue russe de nouvelles qualités littéraires. Pouchkine avait l’art de camper des héros contemporains, des êtres traversés de passions, capables d’erreurs et jouets de forces impondérables, des personnages qui allaient désormais faire partie de la tradition culturelle de son pays.
Dans Eugène Onéguine, récit prémonitoire du duel qui mettra fin à ses jours, l’auteur russe met en scène un chassé-croisé tragique entre quatre jeunes personnages : Onéguine, dandy désargenté et représentant des mondanités pétersbourgeoises ; son ami Lenski, poète pétri de littérature allemande ; la douce Olga Larina, sa fiancée et enfin Tatiana, sœur d’Olga et rêveuse en quête d’elle-même.
Lorsqu’au début des années 1950, John Cranko découvre le roman il est séduit : « Cette œuvre m’a fait une très forte impression parce qu’elle permet de chorégraphier des scènes entières où se côtoient des styles totalement opposés, articulés autour d’un quatuor parfaitement structuré ».
Dès le XIXème siècle d’autres ballets, notamment Le Coq d’Or mis en scène par Les Ballets Russes, s’étaient inspiré des œuvres littéraires d’Alexandre Pouchkine. John Cranko est le premier artiste issu de la tradition anglo-saxonne à s’intéresser aux thématiques pouchkiniennes. Cette rencontre se fait presque naturellement car Cranko ne cache pas sa prédilection pour les sujets dramatiques qu’il arrive à représenter dans des chorégraphies de haut niveau, chargées d’intensité émotionnelle. Cette prédilection pour les ballets narratifs et dramatiques lui dérivait du fait qu’il avait commencé sa carrière au Sadler’s Wells Ballet, devenu après Royal Ballet.
Maurice Béjart en juin 1983 s’exprime ainsi : « Je pense au génie de John Cranko, dont le rayonnement est resté vivant. Il existe peu de grands créateurs dans le monde de la danse. Par créateurs je n’entends pas seulement les inventeurs de pas, d’enchaînements et de formes nouvelles, mais des hommes de théâtre au sens fort du terme, qui, à travers la danse, savent parler de l’homme et nous faire rire et pleurer en montrant nos joies, nos peines, nos amours, nos rêves. Cette dimension shakespearienne est aujourd’hui si rare dans le monde du ballet ».
Effectivement John Cranko voulait que tout le monde, même les non connaisseurs, puisse avoir une compréhension immédiate de ses ballets et se sentir émotionnellement touché par la danse et par le seul biais des émotions. Il s’attache aussi à structurer ses histoires et à caractériser ses personnages de manière limpide mais pas simpliste. Cette recherche emmenait Cranko à vouloir traduire en langage chorégraphique la poésie d’une histoire.
Avec Onéguine, Cranko centre son propos sur les personnages principaux du poème, mettant l’accent sur le tragique d’un amour inachevé, porteur de sa propre destruction. Son style a quelque chose d’extraordinaire car il combine, de manière personnelle, différentes influences. Par exemple, les danses paysannes russes du premier acte, sont en réalité construites sur des rythmes et des pas de danses grecques que Cranko avait découverts et appréciés l’été précédent de son ballet et auxquels il s’était inspiré. Pour tous les solistes, le chorégraphe veut qu’ils insufflent leur personnalité au mouvement, qu’ils prennent vraiment possession de leur personnage. Pour lui la chorégraphie ne trouvait pas son achèvement dans un travail théâtral « surajouté » à l’apprentissage technique. Au contraire les danseurs devaient jouer leur rôle en restant intimement liés à leurs propres émotions. Dans Onéguine tous les mouvements sont guidés par une intention dramatique. Par exemple, dans le premier acte les lifts représentent l’imagination de l’héroïne protagoniste ; dans le troisième acte, les mouvements sont plus suggestifs quand ils doivent exprimer l’hésitation de Tatiana face à Onéguine qui lui confesse ses propres sentiments. Et les solos présents dans le ballet deviennent pour Cranko les moments pour dévoiler les états d’âme et les caractères des personnages.
Pour les musiques, le chorégraphe n’emprunte aucun élément à l’opéra homonyme de Tchaïkovski. Il choisit d’œuvres du compositeur russe arrangées par Kurt-Heinz Stolze. Les trois-quarts du ballet sont accompagnés par les pièces pour piano de Tchaïkovski contenues dans les volumes 51 à 53 de l’édition complète de ses partitions ; puis, il y a des extraits de l’opus 37 Les Saisons ainsi que de l’opéra Caprices d’Oxame ; un duo tiré de Roméo et Juliette a servi de thème pour le pas de deux du premier acte tandis que le mouvement central du poème symphonique Francesca da Rimini accompagne le pas de deux du troisième acte. Ces thèmes reviennent comme des leitmotive, réapparaissant selon les situations avec des modifications sensibles dans l’harmonisation et dans le rythme.
Après cinq ans, le ballet sera au programme du Théâtre la Scala de Milan du 23 Septembre au 18 octobre prochains. Les étoiles Roberto Bolle et Marianela Nuñez interpreteront les rôles principaux d’Onéguine et Tatiana.
Antonella Poli