Eleonora Abbagnato : les adieux ce soir avec l’Hommage à Roland Petit
Eleonora Abbagnato fera ses adieux le 11 Juin prochain à l’Opéra Garnier dans la soirée Hommage à Roland Petit, un de ses maîtres. L’étoile de l’Opéra national de Paris se confie dans cette interview à la veille de ses adieux.
Vous vous êtes retrouvée presque bébé dans un studio de danse et vous avez commencé vos cours de danse à quatre ans. Quel aspect vous a le plus fasciné, car la danse classique est une discipline dure pour une petite fille ?
Depuis l’âge de deux ans et demi, ma mère me laissait de 15h à 20 heures dans une petite école de danse privée qui était dans l’immeuble où se trouvait notre magasin de vêtements. La directrice était une amie de ma famille et elle me gardait pendant que ma mère travaillait. Je restais assise, je ne bougeais pas, je vivais ces heures comme si j’étais dans une bande dessinée : l’odeur du parquet et de la colophane, j’en ai encore aujourd’hui des souvenirs. Ce fut ainsi qu’à l’âge de quatre ans j’ai commencé à prendre des cours, à me passionner, avec l’envie de progresser vite, de pouvoir danser comme les élèves plus âgés et de participer à des spectacles. La fatigue du travail m’attirait. J’étais impatiente de mettre les pointes même si mon enseignante me faisait attendre, « il faut apprendre d’abord les bases », me disait- elle. Malgré cela, à huit ans, j’ai pu finalement commencer à danser sur les pointes bien que je fusse la plus petite. Cette passion était vraiment exceptionnelle, quelque chose de vraiment personnelle, pas héritée de ma famille.
Pouvez-vous raconter les meilleurs souvenirs de la rencontre avec Claude Bessy, pendant votre stage à Venise et après ?
A la fin des années quatre-vingt, je participais à de nombreux stages internationaux, notamment avec des grands professeurs comme Vladimir Vassiliev et Ekaterina Maximova. A Venise je participais à un stage, avec deux cours par jour, dirigés par Serge Golovine et Claude Bessy, directrice de l’Ecole de danse de l’Opéra de Paris. Ma mère demanda à Claude Bessy s’il m’était possible d’aller à l’École de danse de l’Opéra de Paris pour un autre stage. Elle proposa de m’accueillir directement à l’Ecole de danse pour tester mes possibilités, car l’enseignement était très dur et à l’époque, très fermé ; il y avait seulement deux autres étrangères, une japonaise et une brésilienne. Six mois après, Claude Bessy confirma mon admission. J’étais sous son aile, comme si j’étais sa fille ; elle prenait soin de moi quand je souffrais d’une angine (souvent, et encore aujourd’hui), elle me prêtait son appartement à Nanterre pour ne pas manquer les cours de danse. Je dois beaucoup à ses enseignements : elle m’a appris la tradition de la danse classique française, le travail rigoureux des pieds, des pointes. Venant d’Italie, j’avais eu une formation avec les méthodes Vaganova et Cecchetti, les plus à la mode dans ce pays. Maintenant, mon patrimoine est la danse classique française.
Comment ont été vos années à l’École de danse de l’Opéra ? Pour certaines de vos collèges, elles ont été très dures !
Les années passées à l’ École de danse de l’Opéra ont été très enrichissantes, elles m’ont donné la possibilité de faire des rencontres inoubliables, de vivre ma passion. J’ai grandi avec les meilleurs professeurs, j’ai eu la chance d’étudier en internat dans une grande et belle école avec une structure complètement différente de celles de l’École de Marika Bresobrasova (1991) à Monaco et de Rosella Hightower à Cannes que j’avais aussi fréquentées. Certes, parfois, il nous arrivait de pleurer car les cours étaient durs et il fallait tenir, mais l’ambiance était géniale.
A quel moment avez-vous eu le déclic pour dire : je veux que la danse devienne ma profession ?
Déjà à huit ans quand j’ai commencé à participer et réussir des concours. Mes parents n’ont pas eu d’autre choix que de me seconder.
En 1996 vous avez intégré le Corps de Ballet de l’Opéra de Paris, en 1997 vous étiez quadrille, en 1999 coryphée, en 2000 sujet et en 2001, à 23 ans, première danseuse, vous étiez la jeune promesse de l’Opéra, la nouvelle Sylvie Guillem. Qu’est-ce qui s’est passé jusqu’au 27 Mars 2013, treize ans après, jour de votre nomination comme étoile où vous dansiez la dernière représentation de Carmen de Roland Petit ? Quels sentiments ont traversé vos pensées ? Avez-vous eu des hésitations, et même envisagé d’abandonner la danse ?
Une fois entrée dans le Corps de Ballet de l’Opéra de Paris, j’ai gravi les échelons très vite, ce qui m’a permis de danser des rôles de soliste très jeune. Les meilleurs chorégraphes me choisissaient pour leurs ballets : John Neumeier pour le Songe d’une nuit d’été à 19 ans ; William Forsythe pour The Vertiginous Thrill of Exactitude, Pina Bausch pour danser l’Elue dans le Sacre du Printemps, j’avais 18 ans. Mes partenaires étaient les étoiles Manuel Legris, Kader Belarbi, Laurent Hilaire. Mais je pense avoir déçu la Direction de l’Opéra de Paris pour l’interprétation de quelques rôles ; je dansais beaucoup et tout, une des raisons pour lesquelles on me donnait l’appellation de passepartout. C’est normal, qu’une étoile puisse avoir des rôles où elle s’exprime au mieux : par exemple Monique Loudières était une parfaite Giselle et Juliette ; Sylvie Guillem une incroyable Manon et Kitry dans le Don Quichotte ; Isabelle Guérin exceptionnelle dans la Bayadère. Brigitte Lefèvre, à l’époque directrice de la danse de l’Opéra de Paris, comptait beaucoup sur moi, je pense avoir dans une certaine mesure été punie. Je subissais une pression psychologique très forte mais la confiance, la fidélité, l’appréciation des grands chorégraphes, notamment Roland Petit, John Neumeier, William Forsythe me soutenaient. Malgré cela, la nomination d’étoile n’arrivait pas. Je peux raconter une anecdote : Roland Petit, après une représentation de Carmen dont j’avais appris le rôle en trois jours, a dit : «Il faut la nommer étoile ! ». Je préférais retourner en Italie, mon pays d’origine, pour me retrouver moi-même ainsi que ma famille. J’ai tourné un film, participé à un spectacle de théâtre, présenté le Festival de Sanremo, tourné une vidéo avec le chanteur italien Vasco Rossi mais j’ai beaucoup dansé aussi à Milan, Vérone, Florence, Rome. J’ai été absente un an et demi de l’Opéra de Paris, le temps nécessaire pour récupérer la confiance en moi même. A mon retour, j’étais psychologiquement soulagée, plus libre, j’avais rencontré mon mari et j’attendais ma première fille. Aujourd’hui, des premiers danseurs me demandent des conseils : je pense qu’il faut savoir reconnaître la valeur des personnalités artistiques et les valoriser mais parfois ce n’est pas le cas.
Roland Petit, William Forsythe, Pina Bausch, John Neumeier ont marqué votre carrière. Pourriez-vous nous donner une raison pour chacun d’entre eux ?
Roland a été mon maître, j’ai dansé ses ballets, notamment les plus célèbres, Carmen, Le Jeune Homme et la Mort, Notre Dame de Paris ; je participais à beaucoup de tournées. Même si l’on avait l’impression qu’il suivait plus les interprètes masculins, notamment Jérémie Belingard et Nicolas LeRiche, il était toujours à côté de moi. Encore aujourd’hui, quand je danse ces ballets, ma mémoire corporelle se rappelle toutes les remarques, toutes les observations, retrouve la musicalité comme le chorégraphe me le demandait. C’est un vrai plaisir de les danser aujourd’hui car j’ai toute la maîtrise de la technique qui me permet de m’exprimer librement sans être bloquée par les passages plus difficiles.
Billy (William Forsythe) est pour moi le génie de la danse poussée à l’extrême, ses chorégraphies m’ont permis de m’éclater. Il passait beaucoup de temps avec nous les danseurs, il nous a transmis la technique Laban qui aide beaucoup à comprendre le mouvement du corps. Il aime les personnalités fortes et son regard de chorégraphe est remarquable.
Pina Bausch a constitué une révolution pour l’Opéra de Paris, Brigitte Lefèvre a eu un coup de génie en l’invitant avec le Sacre du Printemps. Pina a cassé le respect de la hiérarchie concernant le choix des premiers rôles : elle voulait auditionner tous les danseurs, voir ce qu’ils dégageaient.
John Neumeier a représenté pour moi la fidélité : très jeune il m’a choisie pour Le Songe d’une nuit d’été, ensuite j’ai dansé La Dame aux camélias, Sylvia, la Troisième Symphonie de Mahler, participé au Gala Nijinsky où j’ai dansé avec Manuel Legris.
Quels sont vos rôles préférés ?
Marguerite dans La Dame aux camélias de John Neumeier, La Mort dans Le Jeune homme et la mort, Carmen de Roland Petit, l’Elue dans Le Sacre du Printemps de Pina Bausch. En me voyant dans ce rôle, ma mère était tellement émue qu’elle n’a pas pu assister à une deuxième représentation.
Comment conciliez-vous votre carrière d’étoile avec celle de maman, y a-t-il des corrélations entre les deux rôles ?
Je garde ces deux univers complètement séparés. Avec mes enfants je me ressource, j’oublie la fatigue et je me recharge en énergie positive. Pour moi ils restent une priorité.
Vous avez un lien à la fois amical et professionnel avec l’ex-étoile Benjamin Pech qui est maître de ballet à l’Opéra de Rome où vous êtes Directrice de la Danse depuis 2015. Sur quelles bases est né ce double rapport ?
Benjamin Pech est mon ami depuis toujours. Nous nous sommes rencontrés au début de nos carrières, nous étions dans le Corps de Ballet et dansions Notre Dame de Paris de Roland Petit, nous étions presque des figurants. Toute de suite, une belle entente s’est créée entre nous, c’était aussi amusant. Six mois après sa nomination comme associé à la Direction de la Danse de l’Opéra de Paris avec Benjamin Millepied, je lui ai proposé de me rejoindre à Rome. Je ne pensais pas qu’il allait accepter. Au contraire, il m’a suivi, il aime l’Italie, pays où il a dansé aussi diverses fois. Nous partagions la même vision de la danse et pour moi c’était un soulagement car j’étais encore étoile de l’Opéra de Paris et je devais assurer les spectacles. Il fait un excellent travail avec le Corps de Ballet, il est très attentif à tous, ce qui est rare. Entre lui et moi, il y a un vrai échange d’énergies, toujours en syntonie.
Quelle est votre opinion de la danse aujourd’hui et de son développement dans une époque où la danse contemporaine semble prendre la place de la danse classique ?
Je pense que la danse classique est très formatrice pour un danseur, la preuve en est le progrès constaté auprès de ceux qui dansent sur pointes. La technique classique est comme un médicament, elle m’a donnée les bases et j’exhorte les jeunes à la danser beaucoup ; et d’ailleurs, le public reste toujours fasciné par les grands ballets du répertoire. Néanmoins, j’aime la danse contemporaine, raison pour laquelle j’essaie de programmer à Rome des spectacles de ce style.
Comment considérez-vous vos jeunes collègues de l’Opéra de Paris qui appartiennent à une autre génération. Sont-ils très différents par rapport à votre époque ?
Les nouvelles générations de l’Opéra de Paris vivent dans un monde plus ouvert, elles sont plus enclines à découvrir des nouveautés. A mon époque, l’ambiance était plus rigoureuse, stricte. Nos modèles étaient Jean Yves Lormeau, Sylvie Guillem, Patrick Dupond, des étoiles grandioses. Aujourd’hui on aborde la danse différemment, mais ce n’est pas du tout négatif.
La pandémie lui a empéché de présenter, Lucrèce Borgia, d’après le drame de Victor Hugo, avec les chorégraphies de Giuliano Peparini, ex-premier danseur du Ballet national de Marseille et maître de ballet et assistant de Roland Petit. La première devait avoir lieu à Bologne le 4 Mars 2020…Espérons de la voir prochainement à Paris.
Propos recueillis par Antonella Poli, Opéra Garnier