Opéra de Paris – Hannah O’Neill et Germain Louvet dans le Lac des Cygnes
Chorégraphie : Rudolf Noureev
Distribution : Hannah O'Neill, Germain Louvet, les solistes et le Corps de Ballet de l'Opéra de Paris
Musiques : Tchaikovsky
En 1984, Rudolf Noureev crée sa version du Lac des Cygnes pour le Ballet de l’Opéra de Paris. L’œuvre est reprise et mise en scène par la compagnie parisienne jusqu’au 14 juillet 2024 à l’Opéra Bastille.
Fort de son immense connaissance du répertoire de la tradition russe du XIXe siècle et de la maturité artistique de ses quarante-six ans, Noureev réaborde le Lac avec une intention dominante : faire du prince Siegfried le personnage phare tout en restant fidèle à l’univers profondément romantique du ballet.
Pour proposer de manière crédible au public contemporain un ballet se déroulant et ayant pour sujet une histoire légendaire, Noureev utilise l’astuce de la rêverie. Cette version du Lac est donc un long rêve du prince qui, selon les mots de Noureev, « rejette la réalité du pouvoir et du mariage que lui imposent sa mère et son tuteur ». Une évasion de l’autorité et de la réalité. Mais pas seulement.
En effet, à la dimension onirique, s’ajoute le fait que le prince Siegfried est aussi poussé par son désir charnel, ce qui ne peut que le satisfaire en projetant son amour sur sur Odette, femme idéalisée.
Ses pulsions, qui le rendent aveugle face à la réalité, le poussent à tomber dans le bras d’Odile, créature maléfique façonnée par Rothbart.
A l’Opéra Bastille…
Les étoiles Hannah O’Neill et Germain Louvet sont les interprètes principaux dans les rôles d’Odette/Odile et du prince Siegfried. On connaît les qualités techniques des deux danseurs qui n’ont pas déçu. Aussi nous voudrions plutôt mettre en évidence leurs qualités interprétatives et l’alchimie qui s’est instaurée entre eux tout au long du ballet.
Hannah O’Neill incarne Odette de manière très romantique et intériorise le personnage avec profondeur. Les ports de bras, éléments fondamentaux dans l’interprétation du Cygne Blanc, sont particulièrement expressifs : l’étoile enrichit les mouvements fluides et souples de ses bras, en donnant beaucoup d’importance à ses avant-bras qui effleurent l’air avec douceur et avec grâce par leurs oscillations, traduisant les sursauts de son âme et ses peurs.
Dans le troisième acte, dans le rôle d’Odile, elle change de registre. En incarnant le piège tendu au naïf Siegfried, elle rappelle d’abord les gestes du Cygne Blanc pour ensuite se transformer progressivement avec une intensité croissante. Dans la deuxième variation de cet acte, elle se métamorphose en dégageant une forte tension interprétative qui traverse tout son corps.
Quant à Germain Louvet, il n’apparaît pas comme le prince que nous avions pu voir dans d’autres versions. Dans le respect des codes classiques, sa gestuelle s’imprègne d’une qualité plus contemporaine qui rend plus vivant son rôle. Cela correspond aux intentions du danseur étoile qui essaie toujours de vivifier ses interprétations des grands titres du répertoire classique. Nous pouvons nous référer à ses mots écrits dans son livre Des choses qui se dansent à propos de son approche face à des rôles romantiques qui requièrent une certaine maturité : « C’est pourquoi j’essaie de me rapprocher de l’enfant que j’étais pour raconter des « histoires d’adultes ». C’est là que je trouve l’authenticité, des émotions brutes, sans artifice ».
En outre, Le Lac des Cygnes reste un ballet très important pour le danseur car il fut nommé étoile à l’issue de la représentation du 28 décembre 2016. Dans l’ouvrage précédemment citée, il écrit : « Quand je pense à cette version du Lac des Cygnes et à son prince Siegfried, j’ai froid. Cela ne m’empêche pas d’y être très attaché, tant sentimentalement qu’esthétiquement. Je vis ce rôle comme une extension de moi-même et de mon histoire…Je me retrouve dans sa mélancolie fauve, son air lunaire, étourdi ; dans son décalage par rapport à la réalité à laquelle il lui est impossible de se soustraire ». Et sur son rapport avec la figure d’Odette/Odile, il pense qu’elle « représente non seulement une échappatoire évidente face aux réalités que le prince fuit, mais aussi une alternative aux normes par sa thérianthropie, cette faculté à se transformer en animal…Elle me donne une raison de me jeter dans le froid du ballet et dans ses plumes délicates. Je vois à travers elle quelque chose de presque queer qui me plaît et qui me met à l’aise ».
A côté de Hannah O’Neill et Germain Louvet, Thomas Docquir revêt le rôle de Rothbart. On pouvait s’attendre à une interprétation mieux réussie, car il manquait par moments au danseur la force nécessaire pour s’imposer sur scène et assumer la personnalité fragile de Siegfried.
Le corps de ballet a représenté un excellent cadre pour accentuer l’allure romantique du ballet marquée par l’harmonie de ses mouvements, par la précision dans la construction des géométries requises par la chorégraphie et par leur silencieuse et immobile présence pendant les pas de deux d’Odile et Siegfried.
Dépassé par ce contrepoint dialectique continu entre apollinien et dionysiaque, où la rationalité est comprise comme une force étrangère et corruptrice, le ballet se termine avec le prince Siegfried qui succombe au maléfice de Rothbart, la fin de son rêve et de son désir.