Ukiyo-e
Chorégraphie : Sidi Larbi Cherkaoui
Distribution : Ballet du Grand Théâtre de Génève
Dans le cadre de la 20ème Biennale de danse à Lyon nouvellement dirigée par Tiago Guedes, le chorégraphe international Sidi Larbi Cherkaoui, en tant que directeur du Ballet du Grand Théâtre de Genève, a présenté pour la première fois en France, à la Maison de la Danse, une pièce ambitieuse pour 24 interprètes.
Source d’inspiration
S’appuyant sur la culture japonaise, la composition intitulée Ukiyo-e donne à voir des « images du Monde flottant », mouvement artistique de la période Edo des 17 et 18ème siècles et ses prolongements sociétaux au 19ème siècle. Les estampes et témoignages d’une vie urbaine laborieuse se sont ensuite déportés vers l’hédonisme et le monde des plaisirs (théâtre, attrait des courtisanes…), l’accent étant mis sur celui des apparences et l’impermanence de toute chose en opposition au domaine du sacré, immuable, sous une influence bouddhique initiale.
Les danseurs et danseuses s’appliquent à refléter l’intensité de la vie, exposant divers états émotionnels avec une grande sensibilité esthétique, à la recherche « d’une méditation profonde sur la résilience ».
Le ballet
Par un jeu de plusieurs blocs d’escalier mobilisés par les artistes eux-mêmes, l’espace scénique varie au cours de la soirée, installant ainsi diverses atmosphères et voies de cheminement, cultivant l’incertitude.
Sur un chant traditionnel introductif, les interprètes apparaissent dans de vastes kimonos noirs, évoluant de manière individuelle mais donnant la vision d’un foisonnement posturo-gestuel dont la beauté est amplifiée par la scénographie d’Alexander Dodge et les éclairages de Dominique Drillot.
L’évolution spatiale des blocs structure un réseau d’issues improbables qui se forment et se déforment pour se formaliser temporairement, engendrant une profusion d’actions talentueuses sur le plateau ; les qualités techniques des artistes se révèlent de façon momentanément syntones, ou disséminées, personnalisées, propices à des duos brillants et à des portés audacieux.
Les montées et descentes des escaliers semblent obéir à un mouvement qui se veut infini et indéfini -au risque de paraître répétitif-, mais les scènes se différencient dans les nuances chorégraphiques totalement amalgamées aux partitions musicales alliant mélodies électroniques, trio à cordes, piano et percussions.
Les séquences dansées multiplient des attitudes corporelles de gravité, d’humilité, d’affrontement avorté, de détermination. Dont celles d’individus qui, parvenus en haut des escaliers, plongent brutalement dans le vide ou le néant par une bascule arrière suicidaire, à moins d’être happés et de suggérer peut-être la chute des damnés dans l’Enfer de Dante ; ou encore celle de la résignation d’un groupe qui opte pour une prosternation agenouillée face à celui, juché au sommet des marches, qui s’arroge une posture hiératique dominante ; ou aussi avec un regard plus prosaïque, c’est la tenue décontractée d’une bande de jeunes assis à l’entrée de tel édifice.
De ces scènes successives, habitées par l’humeur des êtres autant que par la condition humaine, nait aussi un imaginaire relié à des rites religieux empreints de sentiments cultuels d’adoration, de sacrifice, car l’escalade de ces escaliers convoque l’existence supposée de telle déité qu’il faut respecter et même craindre, à l’image vertigineuse des marches des temples qu’il faut gravir, en étant animé par une volonté personnelle, voire par un sentiment de transcendance, pour s’éloigner de l’agitation d’ici bas.
Les costumes somptueux participent à rythmer la dynamique de la pièce. La doublure intérieure multicolore des kimonos en vient, par retournement, à remplacer leur aspect austère et la noirceur de certaines âmes, introduisant des élans libératoires jouissifs et de moments heureux.
Mais un dernier tableau renvoie « aux explosions grinçantes » et douleurs intérieures mal contenues. Il expose un homme nu, à la poitrine ensanglantée et aux mains rougies, surplombant le plateau bientôt envahi par une foule elle-même dénudée, soudée dans une fluidité chorale majestueuse ; elle finit par se disperser et par entamer une marche posée, en file, inaugurant une procession.
Sur un ton sentencieux, la lecture du texte « Hold your own » de Kae Tempest (en anglais par une danseuse, traduit par des bandeaux «Tiens bien – Tiens bon ») à tendance incantatoire et philosophique incite à ressentir, à s’arrêter « pour reprendre haleine », à explorer « notre éternel sentiment d’incomplétude » et notre façon de « désirer toujours plus » ; ainsi, l’expression éloquente de la gestuelle dansée se double de mots et de pensées résilientes.
L’interprétation prestigieuse de cette création par le Ballet du Grand Théâtre de Genève est très applaudie par le public de la Maison de la Danse.
La 20è Biennale de la Danse de Lyon continue jusqu’au 30 Septembre. Pour suivre toute la programmation :
https://www.labiennaledelyon.com/
Lyon, Maison de la Danse, 11 Septembre 2023
Jocelyne Vaysse