Nadia Beugré, Sharon Eyal et Mathilde Monnier, trois créations pour Montpellier Danse
Le 43ème festival Montpellier Danse nous a offert un programme d’ouverture où les femmes sont à l’honneur lors des soirées des 21 et 22 juin 2023, autant par leur créativité que par les thèmes dansés avec talent et conviction, rappelant à la mémoire et relayant des problématiques sociales d’actualité.
La danse engagée servant la cause des femmes est élargie au genre, concernant les personnes ciblées pour leur différence dans un monde affichant encore les marques d’un fonctionnement patriarcal ancestral. « Monde » car la violence subie qui sévit dans la société occidentale comme le démontre Mathilde Monnier, est également présente dans la communauté africaine transgenre d’Abidjan dont témoigne l’ivoirienne Nadia Beugré.
Sharon Eyal, femme israélienne, met en scène un univers d’opacité lumineuse livrant une intériorité tourmentée à la curiosité du public avide de l’extrême beauté et précision de ses structures chorégraphiques.
Le corps, puissant porte-parole, vibrant d’émotions, est l’incarnation même des traces laissées par des sévices, par des attaques visant à perforer la chair mais aussi la psyché qui ne peut s’en dissocier ; le corps est le lieu de processus intérieurs de désir et de souffrance, de transformation, de prises de conscience, d’ouverture et d’avancées vers un destin suggéré par la dramaturgie ou imaginé, s’inscrivant dans une histoire qui fait sens.
Black Lights de Mathilde Monnier
Les vécus de femmes violentées explosent sous le regard de Mathilde Monnier.
Sa pièce Black Lights, créée pour le Festival, s’appuie sur la série de court-métrages télévisés H24 sur Arte, initiée par les réalisatrices Valérie Urrea et Nathalie Masduraud ; d’autre part, parmi une commande textuelle faite à 24 autrices, 9 textes sont choisis, dont la lecture intègre la partition dansée « pour continuer à poursuivre ce formidable coup de poing qui nous fait comprendre ces injustices » précise Mathilde Monnier.
Dans le théâtre de l’Agora, à ciel ouvert, 8 interprètes exposent une succession de scénarii issus de leur quotidien dont le dénominateur commun est la façon inégalitaire et volontiers brutale de considérer les femmes ou le genre féminin, depuis « des petits riens ordinaires jusqu’aux violences avérées » selon l’expression même de Mathilde.
L’expressivité plurielle du corps dansant et les paroles textuelles se conjuguent pour illustrer les situations concrètes de vie où la panoplie des violences subjugue. Assises, alanguies ou redressées, combatives ou épuisées, les danseuses nous livrent des jeux de jambes, des postures tordues, des bassins surélevés, des cuisses écartées, des gestes hargneux de boxe, des positions disloquées offrant leur sexe, des déambulations solitaires et des marches accélérées, regroupées et des attitudes de solidarité…
On apprend les « jobs alimentaires » ; les talons aiguilles requis pour percher l’allure et les renvois professionnels quand on s’y refuse ; la peur et l’audace face aux sifflements, aux injures grossières qui fusent sur le plateau.
Les comportements prédateurs de racolage, de prostitution forcée, d’intimité violée ne devraient avoir pour seule réponse que « Ceci est mon corps ».
Ces scènes, par leur accumulation, leur intensité et leur véracité, confirment les dommages physiques et ceux psychiques plus cachés, plus sournois qui en résultent, mais l’humour est bien présent et l’humeur quand même rieuse face à ces exercices de réification des êtres.
La manipulation du corps des femmes est, décidément, toujours à l’ordre du jour, alors que la nuit est doucement tombée sur l’Agora où le public manifeste clairement son adhésion aux messages chorégraphiques de Mathilde Monnier qu’il faut bien répéter.
Prophétique (on est déjà né.es) de Nadia Beugré
Le public – et sa sagacité – peut constater que cette fièvre agressive chronique envers les femmes, dénoncée par le mouvement occidental metoo, concerne aussi bien la société africaine, dont une communauté trans-genre d’un quartier d’Abidjan explorée par l’ivoirienne Nadia Beugré ayant vécu son enfance dans cette ville.
Danseuse et chorégraphe, elle poursuit son intérêt pour le corps féminin en tant que corporéité malmenée, maltraitée, assignée, en considérant l’identification au sexe biologique auquel est appliqué une lecture normative sociétale ou encore « prophétique », précisément questionnée par sa création Prophétique (on est déjà né.es).
Si elle témoigne de la sévérité des attitudes pré-écrites envers ces personnes trans-identitaires (LGBTQ+) qui, en conséquence, deviennent « déviantes », elle découvre en les côtoyant des hommes devenant femmes nommées péjorativement « folles », des personnes « iels » (nouveau genre neutre) qui sont « des professionnel-le-s dans la coiffure le jour et des diva adulé-e-s dans les clubs la nuit ». Son propos chorégraphique paraît même plus large, s’adressant aux personnes marginalisées, « échouées » au sein du tissu sociétal, délaissées et oubliées.
C’est avec des corps dansants véhéments qu’elle se positionne. Face au public qui s’installe dans la salle, 6 interprètes déjanté-e-s envahissent la scène du Théâtre de la Vignette et s’imposent avec une joie bruyante et tumultueuse au regard des spectateurs. Fantaisies bariolés, attitudes aguichantes et travestissements, fesses à l’air, en string, tremblées, frémissantes, gestes exotiques et masturbatoires, introduisent la soirée qui adopte progressivement un tempo moins vibrant. On souffle… Mais d’autres scènes suggestives reprennent, dont celles des postures canines assorties d’aboiements ( !) ; si japper, sauter, exulter sont un mode performatif « enragé » sur fond de musique du Boléro de Ravel, l’animalité paraît très/trop présente ou trop cocasse dans son lien à l’évocation trans-identitaire.
Une note brésilienne amusée, un tissu épais de fibres ou de cheveux longs crépus recouvrent certains artistes pendant que d’autres s’exercent à les natter indéfiniment, des poses grotesques ou vaniteuses sous l’influence du voguing et des caresses mutuelles occupent le plateau, mêlés à quelques passages énergiques et libérés infiltrés de mouvements coupé-décalé ivoiriens. Il est aussi question de pénis et de vagin (littéralement) déclenchant une salve de rires…
Mais alors, au-delà de la provocation exhibitionniste et d’un certain imaginaire, qu’en est-il « du beau et du moche », de la relation au père, du « j’adore ça et pas les autres » ?
On ne sait si la société a pu rendre ces personnes effroyables ou si « iels » sont intrinsèquement inqualifiables, probablement en proie à une souffrance intérieure profonde plus ou moins refoulée ou virulente et qu’il faut évacuer. On se demande pourquoi Nadia Beugré a choisi un registre seulement provocatoire en effaçant une analyse plus profonde de l’intime de ses protagonistes et analysant leur mal être en surface. Fallait-il vraiment sensibiliser le public avec des tableaux pensés presque pour le divertissement du public face à des scènes déjantées ?
Si la pièce finit en douceur sur le chant d’une comptine naïve d’enfants, l’interpellation directe du public par les interprètes avec ce cri sincère « On se bat pour exister ! » est certes une réalité reconnue, admise, mais le recours à des portraits préfabriqués successifs est diversement apprécié malgré le talent indéniable des artistes, laissant beaucoup de spectateurs perplexes face aux intentions du message de la pièce.
Into the hairy de Sharon Eyal & Gai Behar
La troisième femme internationalement reconnue dans cette 43ème édition du Festival est l’israélienne Sharon Eyal, proposant Into the hairy . De cette co-création avec son compagnon et musicien Gai Behar accompagnée de la musique originale de Lewis Roberts (dit Koreless), elle dit dans une interview que la pièce résulte de « la combinaison de personnalités, d’émotions, de l’idée ‘d‘être dedans’ », déjà signifiée par son titre qu’elle traduit par « A l’intérieur de la chevelure ». C’est donc, en apparaissant comme en opposition aux deux autres pièces sus-évoquées, une plongée privilégiant le « dedans de l’être », une approche subconsciente de l’intériorité dont le dévoilement même reste problématique comme le suggère ses propres termes autour de cette création qui confine à « mettre la peau de mon âme à nu ». C’est, précisément, le nimbe de mystère qui entoure la pièce qui participe à son attrait, stimulant les imaginations, accentuant le plaisir de retrouver son style chorégraphique spécifique décidé, affirmé, « incroyablement claire et précis ».
Les corps dansants sont mis en valeur dans des justaucorps stylisés grisés de Maria Grazia Chiuri , sublimés par les éclairages d’Alon Cohen. On les devine à peine au début de la pièce, noyés dans un épais brouillard scénique confondus en une masse indistincte animée dont on ne perçoit que les contours extérieurs. Discerner les corps est délicat, obligeant à une concentration visuelle pour les spectateurs qui sont maintenus dans une palpitation incertaine. Des silhouettes se dessinent, évoluant de manière circulaire ou dans une marche groupale rythmée à l’unisson avant de se dissocier de manière radicale, avançant en ligne vers le public et amorçant un retrait.
La perception plus nette des corps permet de souligner l’extrême précision et perfection des gestes et postures accomplis. La rigueur dans l’exécution des gestes, fruit d’un grand nombre de répétitions – comme le souligne Sharon Eyal – efface la sensibilité des corps des danseurs qui sont perçus comme des silhouettes, visant la création d’images esthétiquement parfaites. Alors que la nébulosité du plateau s’assombrit et bleuit, qu’une accroche blanche sur les visages et les mains s’intensifie, les 7 danseurs de sa compagnie L-E-V tracent des lignes issues de corps comme aimantés et coagulés avant de se disjoindre. Se créent alors des espaces mouvants, des formes construites provisoires, des mises en tension avec une énergie remarquable guidée par un leader momentané. Des ralentissements subtils s’intercalent, osant un minimalisme cinétique, capable de figer un instant un corps surélevé en position christique bras étirés, auréolé d’une brillance lumineuse.
Mais l’incertitude demeure quant aux thèmes possibles, laissant libre cours aux images mentales qui s’esquissent et à diverses interprétations qui s’élaborent, allant d’un monde de zombie ou de revenants d’un rituel Vaudou, d’une descente des damnés déchus dans l’Enfer de Dante, ou encore d’affrontements impitoyables d’humains en guerre dans un environnement violent, à un onirisme moins sévère à la faveur de moments et d’affects plus doux baignant dans une pâle lumière irisée.
Mais le public n’aura pas accès à un message non crypté, les réactions émotionnelles étant par ailleurs comme tamisées, peut-être mises à distance par l’insistance et la persistance de cette atmosphère diffuse éthérée infinie. L’histoire que chacun s’invente se termine dans une clarté rougissante où s’inscrit une pyramide humaine visible d’où émerge un poing tendu, comme le jaillissement irrépressible d’un dedans tourmenté.
Le public est unanime à saluer ce voyage intérieur, chacun est libre d’en tirer ses impressions. La rythmique globale est valorisée par les sonorités électroniques de Koreless d’une grande harmonie et pureté.
Dans la soirée du 22 juin, à l’issue de la représentation de Black Lights de Mathilde Monnier, Jean-Paul Montanari, directeur de Montpellier Danse et de l’Agora, cité internationale de la danse a reçu les insignes de Commandeur des Arts et Lettres par Monsieur Christopher MILES, Directeur Général de la création artistique au Ministère de la Culture, en présence de Monsieur Michaël DELAFOSSE, Président de Montpellier Méditerranée Métropole, Maire de Montpellier.
Montpellier, 21 et 22 juin 2023
Antonella Poli – Jocelyne Vaysse