The Dante Project
Chorégraphie : Wayne McGregor
Distribution : Les étoiles, les premiers danseurs et le Corps de Ballet de l'Opéra national de Paris
Musiques : Thomas Adès
Le Ballet de l’Opéra national de Paris reprend l’oeuvre de Wayne McGregor créé pour le Royal Ballet en 2021 à Londres. Le chorégraphe britannique s’inspire de la Divine Comédie de Dante Alighieri, un défi ardu compte tenu de la valeur et de l’importance de l’œuvre de l’écrivain italien dans l’histoire de la littérature mondiale. Dante Alighieri démarre sa rédaction en 1306 et la poursuit jusqu’à sa mort en 1321 en exil à Ravenne, après avoir du quitter sa ville natale à cause de ses idées politiques et son opposition contre le pouvoir temporel de l’église.
A travers cet ouvrage, Dante exprime ses critiques envers les pratiques politiques de l’époque et ses mœurs ; ses analyses de l’âme humaine se retrouvent, d’un point de vue stylistique, dans l’utilisation de l’allégorie en en faisant sa forme privilégiée.
Le Ballet
La pièce The Dante Project, sans être un ballet narratif, suit les trois parties (appelées cantiques dans l’œuvre originale) du texte littéraire correspondant aux trois étapes de Dante parcourues pendant la semaine sainte de Pâques de l’année 1300. Il s’agit d’un voyage initiatique personnel qui traverse imaginairement l’Enfer, le Purgatoire pour atteindre le Paradis, mais aussi d’une évocation des rencontres faites par Dante avec de réelles personnalités de son époque autant qu’avec des figures mythiques de l’Antiquité. Dans sa traversée, Dante est accompagné de Virgile, autre importante figure littéraire : ensemble, ils traversent le paysage de l’humanité en essayant d’indiquer et d’atteindre la lumière spirituelle symbolisée par Béatrice, l’amour idéal, sublimant le dernier parcours moral et religieux vers Dieu.
Le ballet introduit directement le public dans l’au-delà qu’est l’Enfer. Ce lieu est représenté par un décor rappelant les cercles concentriques empilés, en entonnoir, dessinés par Sandro Botticelli ; un décor de montagnes inversées s’en inspire, suggérant des gouffres et des failles morbides surmontés d’un grand miroir circulaire fixé au plafond. Dans ces profondeurs incertaines et torturées, Dante (l’étoile Paul Marque) s’aventure en cape verte, accompagné par Virgile en toge ocre. Ils sont vite confrontés aux personnages douloureusement présents en combinaisons moulantes sombres noirs-bleutées qui sont autant d’âmes coupables d’une existence lâche, fourbe et de divers méfaits et délits. Les duos, les trios dansés et les déplacements d’ensemble se succèdent avec le brio de la danse néoclassique, fluide et experte de McGregor riche d’arabesques et d’attitudes sur pointes pour les danseuse.
Une lumière rougeoyante intensifie par moment la dramaturgie avec de brèves scènes de rivalité ou de désolation. Dante observe ces passages exécutés dans la lenteur ou, au contraire, très rythmés ; il paraît craintif, apeuré, surpris, voire perdu, ou lointain, tout en osant se mêler à la danse lors de courts moments, Virgile se tenant à distance. On peut regretter que les séquences dansées n’expriment pas la violence des émotions et des scénarii vécus par les damnés de l’Enfer confrontés aux démons, relatés dans les 34 chants du texte.
En fait, si les séquences qui composent le premier acte représentent les différentes catégories de pécheurs fidèlement au texte littéraire, (notamment Les égoïstes, La forêt des suicides), la chorégraphie n’est pas capable de les différencier. Dommage aussi pour le tableau consacré à Paolo et Francesca, les deux amants condamnés à l’Enfer pour avoir voulu vivre à fond leur passion amoureuse, à l’époque considérée comme un péché. Le paysage blanchit, les noirs danseurs s’éclipsent avec une série de sauts rapides et de pirouettes enchainées, alors que Virgile et Dante sont happés par un puissant rai de lumière trouant le plateau.
Le deuxième acte s’ouvre avec Dante en tunique vert-rouge et Virgile en toge ocre-bleu circulant dans le lieu-dit Le Purgatoire, orné par l’arborescence en fond de scène d’un arbre peint, majestueux et verdoyant, conjuguant sans doute la nature même et « l’arbre de la connaissance ». Dans un environnement paisible et lumineux, des jeunes gens – hommes et femmes – déroulent des partitions mouvementées subtiles et des portés quasi-acrobatiques.
Alors que Virgile s’éloigne, Dante exécute un solo impétueux et rencontre une jeune fille à la tunique irisée qu’il entraine dans un duo d’allure juvénile, puis empreint de sensualité ; le drame des pénitents contraints en ce lieu « intermédiaire » étant peu évoqué.
On comprend alors que la primauté est accordée à l’apparition de Béatrice, muse de Dante célébrée dans la peinture comme dans les écrits (elle est présente à partir du chant 30 du Purgatoire, lieu qu’elle quitte avec Dante au Chant 33) ; mais la biographie de Dante dit qu’il aurait remarqué Béatrice à l’âge de 9 ans, d’où un premier duo dansé avec une très jeune fille, devenant ensuite une « noble dame »… sans pouvoir trancher entre son existence réelle ou mystique selon la Vita Nuova, autre récit de Dante antérieur à la Divine Comédie.
L’écriture gestuelle et les postures se poursuivent dans la magnificence du Paradis avec les danseurs élancés et élégants, dans des combinaisons blanches soulignant la finesse de leur silhouette et la beauté de leurs lignes, soutenues par la composition musicale de Thomas Adès qui, par ailleurs, dirige l’orchestre ce soir.
Les trajets dansés, les petits groupes momentanément à l’unisson, les évolutions agiles et les couples bienheureux se déploient sous un ciel étoilé, tourbillonnant…projeté sur un écran, suggérant l’infini éthéré de l’univers et donnant accès à « l’Empyrée » (partie supérieure et invisible du ciel où séjourne Dieu en tant que force créatrice).
Mais là encore, la technique chorégraphique rejoint celle de la première partie, préférant alors s’en tenir à l’abstraction dansée sublimée plutôt qu’à l’expressivité différenciée qui opposerait dans l’au-delà l’Enfer et le Paradis. La pièce se termine sur la présence amoureuse de Dante et Béatrice avec leurs duos soudainement noyés dans un éblouissement aussi fugace qu’intense.
Reflexions…
Si cet éclat vif englobe les spectateurs très enthousiastes, séduits par l’ampleur de cette pièce, on reste dubitatif sur le propos de Wayne McGregor. D’un point de vue dramaturgique, la pièce manque de profondeur, reste uniforme émotionnellement en ne restituant pas toute la symbolique humaine et humaniste que l’œuvre littéraire présente. L’étoile Paul Marque, qui personnifie Dante, aurait pu incarner son personnage en utilisant davantage les qualités interprétatives dont il est particulièrement doté, si la chorégraphie le lui permettait ; Arthus Raveau (Virgile) n’émerge pas comme maître et accompagnateur spirituel de Dante. Les danseurs du Ballet de l’Opéra de Paris, avec leur maitrise, sauvent sur un plan formel le spectacle qui n’arrive pas à décoller et à captiver au plan émotionnel. La danse de Wayne McGregor reste impeccable d’un point de vue formel, malgré des moments répétitifs, mais elle se révèle faible face au thème de ce ballet.
Il aurait pu valoriser les capacités artistiques des danseurs pour enrichir et différencier la gestuelle chorégraphique, en lui donnant la capacité d’exprimer et de valoriser tous les aspects et angles de vue de l’humanité, explorés avec finesse et sans concession dans la Divine Comédie.
Paris, Opéra Garnier, 15 Mai 2023
Antonella Poli