La Bayadère
Chorégraphie : Benjamin Pech
Distribution : Olga Smirnova, Jacopo Tissi, Susanna Salvi et le Corps de Ballet du Théâtre de l'Opéra de Rome
Musiques : Ludwig Minkus
Benjamin Pech signe une moderne relecture de La Bayadère pour les danseurs du ballet du Théâtre de l’Opéra de Rome. Il s’inspire de la tradition pour vivifier ce chef d’œuvre du répertoire classique.
Un ballet de longue tradition
Quand on parle de La Bayadère on pense souvent toute de suite à l’atmosphère exotique de ce ballet, à l’architecture des monuments de l’Inde et de l’Empire ottoman, aux couleurs et parfums de ces pays mais surtout aux figures de ces danseuses hindoues, les Devadâsî (nom occidentalisé en portugais bailadeira), qui animaient les cérémonies religieuses avec leurs danses sacrées. D’un point de vue historique, Marius Petipa créa la première version, associant le livret de Sergue Khoudekov et la musique de Ludwig Minkus.
Ce ballet fut donné au Grand Théâtre de St. Petersbourg avec un vif succès (1877), ce qui ouvra les portes à ses futures productions, en particulier la Belle au bois dormant (1890) et le Lac des cygnes (1895).
L’histoire entre Solor et la prêtresse Nikiya, qui a toujours captivé les spectateurs, était ignorée en Europe jusqu’à la venue du Ballet Kirov à Paris à l’Opéra Garnier : un danseur de 23 ans nommé Rudolf Noureev émerveilla le public. Par la suite, c’est seulement le passage des Ombres, extrait de l’Acte III, que l’on présentera en Europe. Le chorégraphe russe le reprend d’abord pour le Royal Ballet de Londres en 1963, et – à l’invitation de Rolf Liebermann – pour le Ballet de l’Opéra de Paris en 1974. Ce fut seulement le 8 octobre 1992 que Rudolf Noureev, malgré sa maladie, créa pour l’Opéra de Paris sa version complète, s’inspirant au maximum de celle originale de Marius Petipa. Ce sera son dernier ballet.
L’argument est basé sur l’histoire d’amour de la prêtresse Nikiya et du guerrier Solor qui sera obligé de se marier avec la fille du Pacha Gamzatti. La jalousie de cette dernière la pousse à empoisonner Nikiya. Le rêve de Solor sous l’emprise de l’opium le conduit dans le Royaume des ombres pour rencontrer et danser avec son aimée Nikiya.
Une Bayadère du XXIème siècle
Benjamin Pech ancienne étoile de l’Opéra de Paris et aujourd’hui maître de ballet du Corps de Ballet de l’Opéra de Rome dirigé par Eleonora Abbagnato avait suivi la création de Rudolf Noureev en tant que jeune danseur de l’institution parisienne. Cette expérience l’avait marqué. Son souvenir et l’importance qu’il donne à sauvegarder les ballets du répertoire comme sources d’inspiration pour le futur animent cette relecture, une production complètement nouvelle, présentée au Théâtre de l’Opéra de Rome le 25 février avec le décor de Ignasi Monreal et les costumes de Laura Biagiotti .
Le chorégraphe épure le ballet valorisant les passages cruciaux de l’argument et ce choix est confirmé par un décor qui reste minimaliste pour autant précieux et cohérent avec l’histoire. La pantomime évolue, juste esquissée : cela ne perturbe pas l’évolution de la pièce qui se développe avec fluidité. Dès le début, cette Bayadère veut nous parler au travers de sensations et d’émotions plutôt qu’en recourant à des scènes fastueuses et des passages techniques qui d’ailleurs ne manquent pas. Tonalités chaudes et dorées constituent le décor de la première partie du ballet et un diffuseur d’encens est suspendu au plafond de la scène…l’odeur envahit le plateau et transporte le public en Inde.
Nikiya (Olga Smirnova qui, nous le rappelons a quitté le Bolchoï de Moscou après le début de la guerre en Ukraine) entre sur scène. La fluidité de ses ports de bras exprime toute son âme et sa dévotion sacrée. Cela s’amplifie dans le pas de deux dansé avec Solor, le premier danseur du Bolchoï Jacopo Tissi rentré lui aussi en Europe. En travaillant à Rome, bien guidé aussi par l’étoile Isabelle Guérin qui créa le rôle de Nikiya dans la Bayadère de Rudolf Noureev pour l’Opéra de Paris, le danseur a semblé avoir acquis une nouvelle maturité et des qualités interprétatives plus authentiques moins basées sur des esthétismes excessifs qui peuvent même nuire à la relecture contemporaine d’un chef d’œuvre classique. Il incarne l’esprit d’un guerrier mais face à l’amour pour Nikiya il ne peut que céder bien que cette passion ne puisse pas durer. Gamzatti (Susanna Salvi) entre en jeu, la tension monte et les deux femmes s’affrontent sans s’épargner en manifestant toute leur jalousie.
Dans cette nouvelle version le mariage de Solor et Gamzatti ne constitue pas un deuxième acte à part mais il crée un continuum avec la première partie. Un grand ruban aux tonalités jaune, orange et fuchsia avec un nœud au centre décore le palais et scelle l’union des deux jeunes. Les pirouettes, les grands jetés de Jacopo Tissi et les fouettés de Susanna Salvi animent la fête qui reste sobre marquée par la danse du tambour. Nikiya est contrainte de danser face à son aimé, blessée et obligée à retenir ses sentiments. La musique pressante par son rythme manifeste son état intérieur qui doit lutter avec les apparences jusqu’à ce que le serpent caché dans la corbeille de fleurs l’attaque mortellement.
C’est le prélude au troisième acte consacré au Royaume des Ombres, un exemple de travail d’ensemble, une évasion abstraite et typique des ballets de Marius Petipa, de la Fille du Pharaon, à Don Quichotte, à Raymonda. Dans ces passages le spectateur peut bien y trouver une interprétation fantastique, philosophique, voire freudienne. Pour ce moment emblématique qui constitue la vision surnaturelle de Solor sous l’emprise de l’opium pour oublier la perte de Nikiya, le décor est plus que jamais éloquent comme les ombres. En fait les danseuses avec leurs tutus blancs commencent à défiler comme des vraies ombres, le public en aperçoit seulement leur silhouette derrière un champ de pavots multicolores. Les jeunes vingt quatre interprètes du Corps de ballet de l’Opéra de Rome créent la magie et la vivacité des couleurs des fleurs contraste avec leur blancheur. Elles laissent la scène pour les derniers moments où Nikiya et Solor peuvent se retrouver et danser ensemble : des instants de poésie de virtuosité émergent à travers les variations d’Olga Smirnova et Jacopo Tissi.
Benjamin Pech conçoit un final réaliste avec la réapparition de Gamzatti qui rappelle a Solor son engagement. On apprécie la vision moderne et la vitalité de cette nouvelle production soigneusement réalisée dans tous ses détails.
Rome, Opéra, 25 Février 2023
Antonella Poli