Scarbo
Chorégraphie : Ioannis Mandafounis
Distribution : Manon Parent
Dans le cadre de la XXVème édition du festival Faits d’hiver , l’Espace Cardin (Théâtre de la Ville) invite Ioannis Mandafounis, genevois, danseur international dans diverses compagnies, devenu chorégraphe, engagé dans une longue collaboration de confiance avec la danseuse Manon Parent. Il en résulte le solo Scarbo, élaboré d’une façon particulière : la méthodologie d’improvisation , selon ses termes employés par le chorégraphe, à savoir une « pièce totalement improvisée mais qui a l’air écrite » aux yeux des spectateurs percevant les états émotionnels dans toute leur spontanéité, en concordance avec un fait sous-jacent qui est caché mais dont le public en observe les conséquences par l’expression posturo-gestuelle.
L’histoire que Manon Parent danse, trame longtemps mystérieuse, stimule l’imagination du public qui assiste à l’entrée en scène d’une jeune femme vibrante, à la jupette brillante. Elle emplit vite par sa fébrilité l’espace scénique au sol blanc, bordé en fond de scène d’une rangée de chaises noires.
Elle virevolte librement, saute, avance à grandes enjambées, titube, roule au sol, se relève, gesticule, s’effondre et repart dans des pas désordonnés, soutenus par des notes de piano. Ces alternances mouvementées s’accompagnent d’une sensibilité à fleur de peau, trahissant divers d’états d’âme, passant du calme momentané aux évolutions lentes à l’escalade rapide des gradins du public, du retour tonique sur scène à la méditation accroupie quelques instants, suivis de débordements énergétiques jusqu’à être « à bout de souffle ».
La danseuse traverse ainsi des sentiments de colère, de désarroi, de désinvolture sans révéler ce qui l’affecte profondément.
Elle récupère un sac à dos, suggérant une aventure probable dont on ignore tout ; puis, apercevant deux seaux d’eau, elle se rafraichit naturellement (comme) oubliant la présence du public et, saisissant deux chaises, elle s’accorde une pause… A nous aussi, public en empathie entrainé dans son tourbillon chorégraphique et plongé dans l’agitation de ses affects.
Dans le silence, assise, elle dit à voix neutre et retenue, le drame mortel survenu à l’un de ses amis atteint de pathologie mentale. Moment qu’elle n’aurait pas su anticiper ? Qu’elle n’aurait pas pu prévenir ? Prise de conscience et vécu insupportable ?
La sobriété de ses paroles contraste avec la violence explosive du raptus qu’elle vit et nous fait vivre, livrant sans doute la clé de la tension de son être dans la première partie de la pièce.
C’est dans une rage folle que les tapis de sol sont déchirés, que les chaises projetées en l’air volent et s’entassent au centre du plateau. L’artiste tourne autour de cet amas chaotique sur un plateau délabré, en proie au trépignement et à la nervosité gestuelle puis, doucement, elle tend les bras vers les spectateurs, sourit, et nous fait exister en sollicitant notre soutien.
L’apaisement intérieur la gagne, par le biais de la musique – car Manon Parent est aussi musicienne. Tout au long de la pièce les sonorités de la musique de Debussy et de Ravel, la première plus mélodieuse, la deuxième plus sombre, ont impregné le sens de la gestuelle. Elle entonne un chant où il est question d’amour, debout face aux spectateurs, puis elle s’éclipse prestement dans l’ombre du fond de scène.
Cette expérience, très applaudie, est suivie d’une conversation critique organisée par le Syndicat professionnelle de la critique et animée par Antonella Poli, Amélie Blaustein-Niddam et Mireille Davidovici.
La discussion avec le public est riche de remarques et d’échanges : intentions chorégraphiques et musicales, palette émotionnelle très incarnée, relation aux spectateurs et partage de l’exécution dansée…, cette pièce ayant manifestement secouée la sensibilité de chacun.
Espace Cardin, 2 février 2023
Antonella Poli