En rencontrant notre Giselle…
Chorégraphie : Martin Chaix
Distribution : Ballet de l'Opéra national du Rhin
Musiques : Louise Farrenc, Adolphe Adam
Dès 1982, année où Mats Ek signa sa révolutionnaire Giselle, les chorégraphes contemporains ont été encore fascinés par le mythe de la figure dela jeune fille innocente morte par amour, protagoniste d’un de plus important ballet du répertoire classique. C’est le cas notamment d’Akram Khan qui signa en 2016 sa version pour l’English national ballet ou de Dada Masilo qui en 2018 créa sa propre Giselle. Ces deux versions basculent l’ambiance où se déroule le ballet transformant les intentions originales de la version classique : pour Akram Khan Giselle devient l’héroïne des ouvriers migrants dans une Angleterre de la fin du XIX siècle, pour Dada Masilo, Giselle devient une porte-parole du désir d’affranchissement des femmes dans un contexte sud-africain qui les pénalise. L’histoire d’amour entre la jeune fille et Albrecht reste intacte même si les conclusions sont à l’opposé : résiliation dans le premier cas et vengeance dans le deuxième.
Bruno Bouché, directeur artistique du Ballet de l’Opéra national du Rhin, a confié une nouvelle version de Giselle au chorégraphe Martin Chaix, ex danseur de l’Opéra national de Paris, puis au Leipziger Ballet, et au Ballett am Rhein Düsseldorf Duisburg, interprétant des œuvres de Roland Petit, Angelin Preljocaj, Carolyn Carlson, Rudolf Noureev, John Neumeier, George Balanchine, Pina Bausch….Un tel titre crée toujours des attentes, des interrogations et surtout comment se positionner face à un tel monument de la danse ?
Martin Chaix opère un virage à quatre-vingts degrés présentant sa propre version, la plus radicale et la plus proche de notre sensibilité contemporaine. Il utilise les codes de la danse classique en les imprégnant de mouvements plus puissants et plus libres, surtout pour ce qui concerne les ports de bras qui marquent les passages d’ensemble.
La Giselle de Martin Chaix
Giselle est une femme de nos jours, elle subit les jeux de séduction d’un jeune homme qui n’hésite pas à céder à ses pulsions de jeune homme à tout moment. Ce ballet marque le 5ème anniversaire du phénomène #Metoo, éclaté en 2018 à cause des révélations sur les comportements de Weinstein. Giselle est une jeune fille rêveuse mais en même temps responsable de son destin : la pièce s’ouvre en fait avec un solo où elle traverse la scène en diagonale comme pour dessiner son futur, son regard traverse le plateau. Les deux interprètes du Ballet national du Rhin apportent deux allures différentes au ballet : Ana Enriquez apparait plus fragile et joue une interprétation plus intimiste ; Audrey Becker s’impose de manière plus convaincante dans les scènes, surtout le final, où elle s’affranchit. A les accompagner, il ne faut pas s’attendre à la musique d’Adolphe Adam : la nouveauté de cette reconstruction consiste aussi dans le choix de la musique de Louise Farrenc, compositrice française romantique et Giselle fait son apparition sur les notes de l’une de ses symphonies.
Cette musique, aux tonalités sombres, marque les pas de deux rapprochés et rythmiquement exigeants entre six couples de danseurs représentant des rapports amoureux conventionnels, tels ceux d’une société bourgeoise conservatrice. Giselle, avec sa personnalité différente ne peut que les observer…comme une étrangère.
Le personnage d’Albrecht, sur les notes d’Adolphe Adam évoquant le moment où il frappe à la porte de Giselle, entre sur scène de manière impétueuse. On entre alors dans le propos de cette nouvelle Giselle. Sans scrupule les jeux de séduction commencent, le langage chorégraphique est complètement libéré des lignes classiques jusqu’à représenter des scènes de jalousie ordinaires entre les deux « premières femmes séduites, des rivales
Le solo d’Albrecht qui suit, très masculin, exprime sa vigueur à travers ses sauts puissants et virils. Dans les deux distributions, Avery Reiners joue plus sur l’apparence alors que Ryo Shimuzu agit plus avec malice et perversion.
Le personnage de Bathilde (la fiancée du prince) est valorisé, assume de nouvelles facettes, la chorégraphie lui laissant plus d’occasion de s’exprimer et d’être sur le même plan que Giselle. Remarquable dans ce rôle est la danseuse Dongting Xing capable d’alterner des gestes emplis d’élégance ou de force.
En fait, dans un premier pas de deux elle séduit Albrecht avec ses mouvements des hanches, pour ensuite enchainer un manège. Albrecht insouciant danse pour la première fois de manière romantique avec Giselle. Le rapprochement psychologique entre Bathilde et Giselle est évident dans le pas de deux dansé entre les deux femmes.
Hilarion est incarné dans les deux distributions une fois par une femme (ce qui pourrait créer un peu de confusion dans le spectateur) et une autre fois par un homme lui redonnant le sens classique : il en ressort un personnage faible même quand il veut reconquérir sa Giselle.
Le pouvoir masculin au centre de cette version contestataire inspirée de l’ouvrage de Pierre Bordieu, La domination masculine, est à son sommet dans la scène d’ensemble où six couples d’hommes s’exhibent en avançant du fond de la scène vers le public de manière impérative.
Le premier acte se clôt avec la foule urbaine (qui remplace les paysans de la version originale), chassant Albrecht et épargnant Giselle qui reste en vie.
Le deuxième acte est totalement innovateur : les Willis deviennent des punks, des travestis sur pointes, la question du genre est abordée et surtout la réévaluation de classes sociales marginales qui, malgré leur condition, semblent dégager une atmosphère sereine, visant des valeurs plus profondes. C’est grâce à leur présence que Giselle assume son identité car elles constituent un rôle fondamental pour la construction du message de la pièce.
Myrtha qui joue toujours le rôle de la « reine » (des Willis) ne se limite pas à repousser Hilarion et à permettre à Albrecht de danser jusqu’à l’aube. Son premier solo, en jupe et veste en cuir noir, nous présente une figure plus attendrie et engagée. Son caractère apaisant, et les belles lignes de la danseuse Deia Cabalé font disparaître tous préjugés. Elle prend en charge la renaissance de Giselle, la booste, la faisant murir au fur et à mesure, malgré ses passions qui l’attirent vers Hilarion ou encore à nouveau vers Albrecht, alimentant les dernières jalousies de Bathilde.
Le sentiment de trahison traverse toute la pièce, comme dans la tradition mais le message que nous laisse cette Giselle est claire pour toutes les femmes : croire en soi-même en s’affranchissant de tout modèle social qui peut les rendre aveugle. Le monde réel se substitue ici au monde immatériel auquel nous pensions accéder en …rencontrant Giselle….
Strasbourg Opéra, 14-15 janvier 2023
Antonella Poli
Pour connaître davantage sur les propos de la pièce: https://www.chroniquesdedanse.com/autour-de/giselle-15/
Lieux et dates :
Strasbourg, Opéra : 14-20 janvier 2023
Mulhouse, La Sinne : 26-31 janvier 2023
Colmar, Théâtre municipal : 5 février 2023