Kontakthof
Chorégraphie : Pina Bausch
Distribution : Les étoiles, les premiers danseurs et le Corps de Ballet de l'Opéra de Paris
Kontakthof, créée en 1978 à Wuppertal, est la troisième pièce de Pina Bausch à entrer au répertoire du Ballet de l’Opéra national de Paris après Le Sacre du Printemps (1997) et Orphée et Eurydice (2005). A l’affiche du Palais Garnier jusqu’au 31 Décembre..
Pina, son histoire vivante
On retrouve dans cette création l’attention aux données sociétales chères à Pina Bausch (1940 – 2009), ses observations découlant de la vie étudiante et des artistes de sa compagnie, mais aussi de sa propre histoire d’où semble se dégager un pessimisme de fond en demi-teinte. En effet, la chorégraphe a plusieurs fois rapporté dans des interviews son enfance dans une ville de la Rhénanie proche de Wuppertal où un nazisme meurtrier a sévi, rendant papable par les traces laissées l’horreur sécrétée par l’âme humaine ; où ses parents tenaient un hôtel – bar, elle-même était souvent présente dans la salle, accroupie sous les tables, réceptive à l’animation ambiante.
D’autre part, elle a croisé en tant que danseuse en formation Kurt Joos, directeur de la Haute-Ecole de danse-théâtre populaire d’Essen (die Folkwang-Hochschule ), dont on sait sa dénonciation de la montée de la grande guerre avec La Table Verte donnée à Paris en 1932 et le refus de se séparer des danseurs juifs de sa compagnie, émigrant en Angleterre pour revenir plus tard en Allemagne. Pina Bausch, après des études aux USA, revient à Wuppertal en tant que soliste du Folkwang-Ballett dirigé par Kurt Joos, puis elle assure le travail d’assistante et prend en 1969 la direction artistique de la compagnie Tanz theater Wuppertal pour devenir à partir de 1974 le Tanztheater Pina Bausch. Cette sensibilité envers le peuple et les suprématies dictatoriales ont joué dans le choix d’amener sur scène, de manière égalitaire, l’étoile Germain Louvet, la Première danseuse Ève Grinsztajn, les Sujets, et le Corps de Ballet de l’Opéra.
Enfin Pina Bausch, ayant bénéficié du rapprochement entre la danse et le théâtre, donnait à ses artistes interprètes des tâches de réflexion sur des mots, elle appréciait et retenait leurs improvisations. Elle poursuit la veine expressionniste de la danse allemande dont les aspects majeurs artistiques sont les enjeux du corps sexué, la redéfinition de la situation de la femme et les relations hommes – femmes.
La pièce
Il faut rappeler au public que Kontakthof avait été transmise et reprise selon la même chorégraphie, avec l’aide entre autre de la répétitrice Jo Ann Endicott, d’une part en 2000 avec des seniors profanes en danse (Kontakthof für Damen und Herren ab 65 –Kontakthof pour dames et messieurs de plus de 65 ans) en remarquant leur gravité expressive et la profondeur des échanges, et d’autre part en 2008 avec des adolescents de plus de 14 ans naïfs de danse et de scène témoignant d’une fébrilité émouvante, objet d’un documentaire allemand filmé en 2010, Tanzträume (Les rêves dansants, sur les pas de Pina Bausch).
La chorégraphie présentée en soirée au Palais Garnier ressemble à une sorte de synthèse des agissements de cette société occidentale « moderne » au travers d’une accumulation de courtes scènes successives qui soulignent les comportements apparents tout en insinuant l’existence d’un « sous-texte » qui devrait attaquer des certitudes.
Les treize danseurs et treize danseuses font preuve d’une exceptionnelle expressivité non verbale -plus théâtrale que dansée- soutenue par les chants et rengaines musicales populaires qui assurent une continuité scénique. Si l’énoncé proprement théâtral est absent, il figure sous la forme d’un personnage animateur, d’une chanson donnée micro en main ; par contre, le texte allemand plutôt explicite échappe au public (sauf aux germanophones), venant pourtant a priori compléter les démonstrations signifiantes posturo-gestuelles et les mimiques éloquentes des artistes. Mais la réalité représentée est « parlante » tant les échanges sur scène renvoient à des moments de vie que nos expériences individuelles et sociales de spectateur ont forcément rencontré en tant que témoin et/ou intimement.
Le lieu symbolique où se déroule ce vaste théâtre de la vie, conçu par Rolf Borzik, est une salle de bal aux murs gris, neutre, dans une ville qu’on imagine banale et provinciale, où la population locale vient se divertir -ici comme ailleurs- ; c’est rechercher, probablement et avant tout, mu par un élan vital, une occasion de rencontre, comme l’annonce le titre de la pièce qui est littéralement « la cour des contacts ».
Ils sont tous là, assis côte à côte sans contact, sur les chaises alignées contre le mur ; chacun, avec une démarche propre, se présente de façon sérieuse ou amusée au-devant de la scène, initiative inaugurée par une femme en robe rouge aussi incandescente que le tempérament qu’elle affiche.
C’est l’occasion pour Pina Bausch de projeter sur ces artistes un éventail de personnalité ou de traits de caractères saillants, dans une ambiance sociétale où la tonalité patriarcale et machiste prime.
Si les hommes montrent leur assurance, fiers ou vaniteux, élégants dans leurs « costumes croisés de ville », à l’affût d’une proie, les femmes en robe de soirée moulante colorée et soyeuse, en talons hauts accentuant le déhanchement, savent jouer de leurs charmes. Face à une soumission culturelle de fait, celles-ci se montrent entreprenantes, séductrices ; certaines répondent aux caresses qui se transforment en brusqueries osées par des coups de griffe assénés au partenaire, jusqu’à la dérive d’un jeu malsain, pervers… D’autres séquences illustrent de nombreuses interactions agitées où le gout du pouvoir masculin s’exprime sans livrer ouvertement qu’il s’agit de maltraitances.
Ces postures chorégraphiques ne sont pas contrebalancées par les duos amoureux voluptueux des ballets romantiques académiques ou par les effusions et fusions corporelles des performances dansées contemporaines, mais par de simples moments d’enlacement et de tendresse.
Des faux-sourires cachant la vulnérabilité, des faux étranglements à l’issue incertaine, des attitudes rigides et normées susceptibles de dérapages conflictuels ou de décharges impulsives, défilent sur le plateau au milieu d’un brouhaha de conversations ordinaires dont on saisit quelques mots « pizza, sauce soja, bière ou vin et camembert… », actualisant cette sorte de rituel sociétal des rencontres qui semble traverser les temps, laissant à penser que cette chorégraphie saisissante est intemporelle.
Mais en deçà de cette saga relationnelle visible, de ces accents précis issus du quotidien, les hommes, parfois momentanément dominés, dévoilent une animalité pulsionnelle pendant que les femmes démontrent leurs aptitudes aux minauderies érotisées, aux gloussements et bras désordonnés et autres manifestations hystériques applaudies des messieurs. Les escarmouches sournoises, les accroches virulentes, et surtout les corps comme viscéralement aimantés et brutalement détachés se déploient sous les yeux du public devenant voyeur de ces situations et complice d’une violence effrayante.
Cependant la femme, en train de subir l’agressivité virile, s’essayant à la réciprocité pour finir par se dérober et fuir si possible, est aussi cette « Eve »…qui serait donc la fautive… Elle est là, majestueuse, sensuelle en robe longue verte, croquant réellement une pomme, déshabillée promptement et rhabillée par un homme « serviable », au milieu de couples respectables déambulant dans la pure tradition de « la femme (pendu) au bras de l’homme » affichant ce qui lui appartient. On leur souhaite des jeux heureux, ou, à défaut, une femme solitaire demande à un spectateur au premier rang de la monnaie à glisser dans la fente d’un cheval de bois à bascule (mis sur la scène) où elle s’installe à califourchon, afin de déclencher un va-et-vient jouissif qui procède de la masturbation.
Se succède la vision des désirs sauvages et des manipulations mentales, des passions et des emprises, un défilé joyeux masqué, des filles virginales ou coquines, d’un essaim masculin agglutiné sur un corps féminin chosifié à explorer, des pleurs et nostalgies sur l’air écossais de « bring back my bonnie to me » pendant lequel les interprètes gagnent les coulisses en abandonnant une femme totalement désespérée… jusqu’à l’arrivée d’une amie compatissante.
Et toujours la même musique, tonique et lancinante….
Et toujours cette « comédie humaine » qui reprend après l’entracte, impitoyable…
Une ronde, à pas cadencés, entraine cette assemblée policée habillée de noir, n’empêchant pas gestes ambigus, sourires narquois et regards racoleurs ; ou alors c’est l’affrontement en chœur du groupe des hommes contre le bloc des femmes, suivi d’une franche et belle pagaille.
On se calme… et on s’installe sur scène dos au public pour assister à la projection d’un documentaire qui vient faire diversion par son sérieux écologique ironique mais aux résonances climatiques contemporaines : le devenir de canetons et leurs parents sur les berges d’un étang.
Mais la marche des humains reprend encore, inexorable.
Ils s’élancent dans une diagonale infinie traversant le plateau, aux pas de plus en plus grotesques, aux mouvements du bassin de plus en plus outranciers. Sont exposés la lascivité de la femme en robe rouge, les excitations et les tics auto-calmants tripotant le visage, les poses figeant l’instant correct et souriant devant le photographe de circonstance, les souvenirs et la cruauté des ruptures, la consolation comme le passage furtif d’un homme muni d’une poupée gonflable…
En fait, il s’agit de lire le soubassement inconscient, subconscient des attitudes agressives, défensives qui secouent cette faune humaine contrainte, ébranlée par sa libido et facilement éperdue, coincée dans des règles et codes de convenance surmoïque et sociale ; groupe composite sans doute semblable à nous, public international.
Au point que, à l’entracte, l’effervescence de la foule devant les comptoirs de boisson pris d’assaut, les exclamations devant la beauté de la grande galerie de l’opéra et les selfies narcissiques, paraissaient n’être qu’un prolongement, par un autre exemple vivant et amusant, de « la vie des gens » dans un espace différent du plateau.
Après trois heures de spectacle, le public manifeste par des applaudissements fournis leur satisfaction et leur ravissement devant ce chef d’œuvre dansé.
Opéra Garnier, 5 Décembre 2022
Antonella Poli