Danseuse

Chorégraphie : Muriel Boulay

Muriel Boulay, dans ce solo, nous convie à suivre le déroulé de sa vie professionnelle, ponctuée de quelques mentions plus privées. C’est un moment intimiste que nous partageons avec cette femme, seule sur le plateau, une barre au fond de la scène, une chaise et une table où une lampe éclaire ses précieux documents. Elle s’adresse au public avec simplicité et une allure modeste : 69 ans, un bandeau rouge retenant ses cheveux bruns, élancée, grande, taille qui lui vaudra des difficultés dans sa carrière.

Elle démarre à la barre par quelques dégagés et pliés rituels et livre une histoire chronologique aidée par des parents compréhensifs, ouvrant un coffret en carton conservé au grenier par sa mère où s’empilent notes, cartes postales, télégrammes, feuilles de route en Europe, en Asie…

Elle énonce le Journal de sa vie :

 – l’enfance saisie par la danse et la pratique de la gymnastique rythmique de Irène Popard,

– l’adolescence avec l’achat des premières pointes chez Repetto à 10 ans ; l’admission à l’Opéra de Paris à 12 ans, fière du port de la tenue bleu ciel et de la coiffure-bandeau-chignon réglementaires, confirmée par la projection sur écran de passages filmés. C’est ensuite la montée des échelons et ce dilemme avec les parents quant à « faire carrière » mais « il est vrai que les femmes ont moins besoin d’instruction » (véridique, dans les années 60) et par ailleurs le fait décevant « d’être non classée » parce que « trop grande » (1,74 m à 16 ans).

Elle dit « s’être sentie une personne importante » quand elle a intégré le « Grand défilé » annuel sur une musique de Berlioz où l’on marche avec noblesse du foyer jusqu’au-devant de la scène ; elle rappelle son émerveillement à regarder le passage des étoiles arborant chacun-e leur manière personnalisée d’avancer pour Claire Motte, Claude Bessy, Yvette Chauviré, suivies des hommes Cyril Atanassof, Attilio Labis…, un frisson semblant parcourir les plus âgés des spectateurs.

Elle évoque ses premiers rôles, elle mime avec dérision les battements d’ailes du « Cygne » et raconte avec drôlerie la sortie de trappe (sur le plateau) de « Giselle » morte et muée en Willis au moment où son partenaire quasi-meurtrier mais éploré déposait un bouquet de lys sur sa tombe !

A 17 ans, elle passe une audition chez Felix Blaska, devient « danseuse professionnelle », auditionne chez Béjart sans succès. A 20 ans, elle quitte Lyon et la compagnie pour suivre son mari à Paris où elle s’attache à suivre assidument des cours de modern jazz, de danse contemporaine, de Bharata-natyam indien et fait un enfant. A 26 ans, elle est nommée danseuse étoile de l’Opéra de Lyon.

On pourrait croire cette énumération fastidieuse mais son émotion est palpable malgré un ton volontairement neutre. Son propos dit aussi le combat permanent mené avec les institutions, le rapport au corps sans cesse sollicité et le recours à la force intérieure quand l’épuisement physique amoindrissait la performance, le « besoin de réussir » au plan chorégraphique l’obligeant « à puiser au fond » d’elle-même. « Parfois il fallait danser des scènes que je n’appréciais pas mais c’était rare ».

 

Assise sur le plateau, elle explique le cérémonial quasi-religieux des pointes : coudre les rubans des chaussons, briser la semelle mais pas trop, malaxer pour assouplir, bien croiser les rubans et vérifier le double nœud…, montrant son coup de pied de danseuse classique et assurant de l’efficacité de fines escalopes de veau pour atténuer les ampoules et la souffrance locale.

 La danse est – serait une vie de rêves… Elle livre ses souvenirs, réminiscences, tournées ; côtoie des artistes et chorégraphes prestigieux, mais elle n’occulte pas les contrats inconsistants, les déboires cruels sous-jacents qu’habituellement on oublie dans les récits de vie.

Elle rapporte les « portés de haute voltige » -photo à l’appui-, mais aussi la hernie discale opérée à 32 ans, confrontée à la chirurgie experte et au maquis des « médecines douces » prometteuses (massages, homéopathie, guérisseuse…) prête à tout croire pour parvenir à re-danser.

A 33 ans, croisant Jean-Claude Gallotta, elle se sent happée par cette liberté chorégraphique nouvelle et sensuelle, mêlée d’humour et d’audace (« du Dr Labus à Subal ») et elle rejoint cette compagnie, inaugurant la danse pieds nus ou en chaussures à talons et bas résille ; « les corps se rapprochent, s’étreignent, on joue à s’aimer et parfois on s’aime vraiment ». Joie de vivre. Elan vital.

Elle remet tout de même les pointes, mais elle se bloque le dos sur scène, gagne péniblement les coulisses et ne danse pas le final. Au-delà de ses paroles retenues, on perçoit sa profonde douleur intérieure, non pas tant mécanique que psychologique, si bien que l’interprétation d’un grand rôle dans le ballet « Roméo et Juliette » signe en même temps l’arrêt de mort d’une étoile et de sa carrière, assorti de ce commentaire « Je me croyais immortelle ».

On sait le corps vivant indomptable et le déclin du à la sénescence irrémédiable, menant les danseurs – danseuses  à des prises de conscience et des bifurcations de vie de façon résignée ou révoltée ou sublimée, en acceptant concrètement des aménagements psychomoteurs et en conservant si possible une bonne Image de soi et estime de soi. C’est le parti-pris de Muriel Boulay qui exerce en tant que Maitre de ballet au Conservatoire de Lyon jusqu’à la retraite à 59 ans et qui vit une seconde jeunesse amoureuse avec un dentiste…  Sourire.

Elle conclut en constatant la réussite de sa vie au regard de sa détermination d’enfant et de son obstination.

Cette histoire singulière convoque les spectateurs très émus et très admiratifs.

Nous sommes en fait amenés implicitement à un retour sur nous-mêmes, sur nos trajets de vie et événements saillants ; à une introspection personnelle mémorielle, à moins de s’efforcer à oublier  un passé et/ou un à-venir pénible qui se profile, préférant investir le seul instant présent, mais en omettant alors de considérer que la mémoire du corps ne s’efface jamais.   

Montpellier, Le Hangar Théâtre 30 Juin 2022

Jocelyne Vaysse

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