Alice
Chorégraphie : Amir Hosseinpour et Jonathan Lunn
Distribution : Ballet de l'Opéra national du Rhin
Musiques : Philip Glass
Alice, création mondiale pour le Ballet de l’Opéra national du Rhin, est née du travail conjoint des chorégraphes Amir Hosseinpour d’origine iranienne et de Jonathan Lunn, ex-artiste du London Contemporary Dance Theatre. Leur imaginaire contemporain fécond a croisé celui de l’écrivain britannique Charles Lutwidge Dodgson qui publie en 1865, sous le nom de plume Lewis Carroll, l’ouvrage Alice au pays des Merveilles dont les deux chorégraphes s’inspirent. Le roman-conte-théâtre, cultivant l’humour et la fantaisie, introduit au monde du merveilleux qui fourmille de rois et reines improbables et autres personnages loufoques, tous perdus dans un irréel temporel et spatial, dépourvus de tous repères et de sens logique. Le texte fut adapté pour la première fois dans un théâtre londonien en 1886 avec la participation de l’auteur, incluant des passages dansés.
Le compositeur américain Philip Glass, célèbre pour son style répétitif et minimaliste, a signé aussi pour l’occasion une nouvelle partition, création mondiale. La musique offre un rythme soutenu à l’ensemble du Ballet de l’Opéra national du Rhin, assurant un fil continu aux diverses séquences fantasques grâce au piano joué avec finesse par Bruno Anguera Marcia et aux passages orchestrés.
Le ballet se révèle magique et magnifique par sa structure novatrice intriquant sans cesse des expressions scéniques théâtrales et/ou dansées, mais aussi parce que le rire et le grotesque osé peuvent conduire à un autre niveau de réception renvoyant à des réflexions profondes humaines et à des vérités douloureuses qu’on croyaient oubliées.
Une série d’Alice éponyme constitue une nouveauté par rapport au roman original : elles sont interprétées par trois danseuses (Susie Buisson, Monica Barbotte, Noemie Coin) accompagnées sur scène par la comédienne suisse Sunnyi Melles, survoltée, égrenant de plus des jeux de mots et des poèmes de Lewis Carroll dont le rôle est assuré par Marwik Schmitt.
Le public va suivre la trace d’une Alice qui, désœuvrée lors d’une promenade le long d’une rivière, suit sur un signe un lapin blanc aux yeux roses, aussi providentiel qu’étrange dans sa redingote, joué avec malice par Pierre-Emile Lemieux-Venne. Ils se glissent dans son terrier. C’est-à-dire qu’ils s’engouffrent dans le piano et démarrent un voyage onirique nouveau s’éloignant de l’histoire originelle et de l’époque victorienne, tout en restant proche de l’empreinte de l’enfance et de ses vécus libres des contraintes sociales. Les scènes vont se succéder, emplies de cocasseries hors la raison, soumises à une imagination débridée.
Ainsi, après une chute tourbillonnante d’Alice projetée en image vidéo, celle-ci découvre cet infra-monde en s’extirpant d’un appareil photo géant et se lance dans des pirouettes, traversées joyeuses du plateau, déboulés, alors que surgissent des cupcakes (cake anglais). Alice frappe alors symboliquement à plusieurs portes dont l’une s’ouvre sur un ballet de fleurs aux perruques jaune vif, emmené par le solo de Marin Delavaud ; elle boit du whisky, prend une sucette sous un œil curieux qui l’observe.
La séquence suivante convoque les trois Alice qui flottent dans une mer d’eau et de nuages ; si dehors c’est la tempête, la neige et le gel, ici l’atmosphère douce est propice aux souvenirs d’enfance. D’ailleurs, une armée de collégiens disciplinés envahit le plateau, se meuvent à l’unisson, écoutent tout en exécutant des gestes anguleux et raides, les injonctions sévères d’un professeur devant un tableau noir couvert de mathématiques obscures ; cette leçon rébarbative incite les élèves à chahuter et à s’aligner à l’avant-scène, basculant soudain leur chaise dont le dessous dévoile un torse aux seins nus.
Cuisinier, pâtissier, solo d’un magicien, lapin blanc et quelques passes acrobatiques, drag-queen fébriles, image de chat, chapelier grotesque défilent sur scène et dans le rêve d’une Alice qui en vient à humer une « belle soupe » s‘avérant empoisonnée, jusqu’à se réveiller avec une taille menue dans sa robe d’enfant blanche à rubans bleus paraissant géante. Elle s’en extrait en sous-vêtements, danse, entre dans un scénario de cartes à jouer qui s’animent, accueille une théière anglaise immense et ses biscuits, fume une cigarette… Elle laisse le public méditer sur cette missive qui s’affiche, appelant à Penser ce qu’on dit et Dire ce qu’on pense.
La succession de séquences contrastées, en partie théâtralisées, reprend avec une vaste forêt où des danseuses figurent, entrainées par une musique orchestrale qui enfle. Puis, on retrouve une Alice dans le couloir somptueux d’un palais où, en compagnie du lapin blanc, elle rencontre et offre un bouquet à la reine d’Angleterre flanquée de son horse-guard, très noble dans sa robe rouge et son précieux petit sac à mains, mais aussi très cruelle, puis très dévêtue muée en une pop star aguicheuse, flattée par un groupe de sportifs dirigé par le footballeur de la reine avec Cedric Rupp. Sans transition, vient la scène des poissons et surtout celle des homards dansants dans une évolution néo-classique chorale, brandissant leurs pinces menaçantes surdimensionnées. Ils cèdent leur place à la reine de cœur qui intrigue et fait part à Alice de son souci majeur : « le valet de cœur a volé les tartes ! ».
Enfin, l’humour saillant jusqu’à l’absurdité ne lassant personne et les non-sens permettant tout, la reine d’Angleterre dérisoire et celle de cœur en tutu rose et autres sujets farfelus se mêlent et se transforment sous une mappemonde rougeoyante. Un bruit sourd d’explosion en fait une foule qui s’agite en sous-vêtement, s’organise en gestes et postures fluides, ose des portés remarquables mais finit anéantie, allongée au sol.
Alice, plutôt désemparée, a le dernier mot et clôt le ballet sur un conseil. Sous un ciel étoilé, elle lit : « Un jour tu verras une aube éclatante…» ; toutes les tristesses et péchés seront oubliés en compagnie de son ami Lewis Carroll sous une mappemonde au sourire denté grinçant ! Alice, œuvre riche de par son imaginaire fabuleux enchante le public transporté magiquement dans un univers où les personnages du roman original côtoient d’autres plus contemporains.
Strasbourg, Opéra, 19 Février 2022
Jocelyne Vaysse