Ballets européens au XXIème siècle
Distribution : Ballet de l'Opéra de Bordeaux, Ballet Theater Basel, CCN-Ballet de l'Opéra national du Rhin, Ballet de l'Opéra national de Paris
Neuf compagnies françaises de ballet (Ballet de l’Opéra national de Paris, Ballet de l’Opéra national de Lyon, Ballet du Capitole de Toulouse, CCN-Malandain Ballet Biarritz, CCN-Ballet Preljocaj, CCN-Ballet national de Marseille, CCN -Ballet de l’Opéra national du Rhin, Ballet de l’Opéra national de Bordeaux, CCN-Ballet de Lorraine) accompagnées par le Hessisches Staats Ballet et le Ballet Theater Basel ont animé dans les trois soirées du 23, 26 et 29 Janvier derniers un événement inédit, Ballets européens au XXIème siècle. Cela grâce à l’initiative de Bruno Bouché, Directeur du CCN-Ballet l’Opéra national du Rhin et Benoit André, directeur de La Filature, Scène nationale de Mulhouse, promoteurs de ce projet axé sur le questionnement autour de l’avenir des grandes compagnies, en termes de soutien des postes permanents des danseurs et de leur évolution stylistique.
Dans le monde de la danse, on constate de plus en plus la tendance à affaiblir les effectifs et à ne pas réévaluer les salaires des artistes chorégraphiques, inférieurs à ceux des collègues d’autres disciplines. D’un point de vue stylistique, on s’interroge aussi sur l’identité future de ces compagnies de danse reconnues sous l’étiquette de « néoclassiques ». Comment se réinventer et proposer de nouvelles formes de spectacle tout en gardant la formation classique de base qui les caractérise ?
Bruno Bouché prend particulièrement à cœur ce sujet qui était déjà un des piliers de son projet pour le CCN -Ballet de l’Opéra national du Rhin lors de sa prise de fonctions de directeur.
D’ailleurs, les problématiques liées au maintien d’une certaine stabilité au sein des « Ballets » sont aussi à l’ordre du jour des réunions qui, périodiquement, ont lieu entre les représentants des Centres chorégraphiques nationaux.
Onze compagnies ont répondu à l’appel pour montrer leur force, leurs apports artistiques différents, faire corps ensemble et donner un signal clair de leur importance sur le plan culturel. Le public a répondu avec enthousiasme et intérêt, validant les préceptes des organisateurs et leur donnant raison. Les programmes des Ballets européens au XXIème siècle ont aussi été présentés dans le cadre du Festival La Quinzaine de la Danse qui se déroule tous les ans à La Filature et à l’Espace 110 de Mulhouse.
La troisième soirée, à laquelle nous avons assisté, s’est ouverte avec Celestial de Garrett Smith, présenté par le Ballet de l’Opéra national de Bordeaux. Le titre fait référence à un royaume spirituel dans la théologie mormone. La chorégraphie, les costumes et le décor aux tonalités blanches angéliques transportent le public dans un univers de pureté et de paix. Les danseurs deviennent des figures angéliques qui s’animent sur le plateau avec grâce, élégance et fluidité, dégageant toute la beauté et la perfection des lignes de la danse classique. Les grands jetés et les portés harmonieux contribuent à imprimer un sens d’élévation et de recherche spirituelle.
La deuxième pièce, Bliss de Johan Inger, a mis en scène les danseurs du Ballet Theater Basel. De la dimension spirituelle de Celestial on passe à une atmosphère plus terrienne : les interprètes, habillés de vêtements de ville, mettent en place des duos et des séquences en groupe interpellant le sens de l’amitié et du vivre ensemble. Sur les notes du Concert de Cologne de Keith Jarret, ils créent une danse joyeuse et libre propre à mettre en lumière des relations humaines bienheureuses. Le langage chorégraphique est aussi très riche d’un point de vue rythmique, créant parfois une partition supplémentaire à celle de la musique de Keith Jarret. Une pièce originale !
Le Ballet de l’Opéra national du Rhin a suivi avec un extrait de Fireflies de son directeur artistique Bruno Bouché, créée dans le cadre de Spectres d’Europe lors de la saison 2018/2019. Le chorégraphe s’est inspiré du texte du philosophe français Georges Didi-Hubermann, La survivance des lucioles (2009), ouvrage qui donne une ouverture sur la pensée de Pier Paolo Pasolini, exposée particulièrement dans un article paru dans le quotidien italien Il Corriere della Sera le 1er février 1975.
Dans cet article, Le vide du pouvoir, repris dans son ouvrage Les écrits corsaires sous le titre La disparition des lucioles, l’auteur italien attaque le système du pouvoir dans son pays et utilise la métaphore des lucioles pour exprimer son pessimisme envers une société qui a perdu toute autonomie intellectuelle, toute sensibilité envers la beauté des corps et tout sens de l’innocence. Bruno Bouché nous livre sa vision de chorégraphe et ouvre un questionnement sur ce que la danse peut apporter pour retrouver quelques lueurs dans ce monde.
La pièce interroge le langage classique, qui est inscrit dans une certaine histoire, dans un certain temps et qui a aussi été l’emblème d’un certain élitisme car il est né avec Louis XIV. Bruno Bouché questionne : « Est-ce que cette danse peut être aujourd’hui encore distribuée à tout le monde et parler à un large public, et pas seulement sur le mode de la performance ? Est-ce que cette danse peut dire quelque chose de profondément humain ? » (Chroniquesdedanse, Interview à Bruno Bouché, Octobre 2018) L’extrait auquel nous avons assisté, qui valorise la beauté et la délicatesse des corps, essaie de donner la réponse.
Les danseurs du Ballet de l’Opéra national de Paris, dont cinq étoiles (Ludmila Pagliero, Valentine Colasante, Sae Eun Park, Germaine Louvet et Paul Marque), marquent la fin de la soirée avec Les Trois Gnossiennes de Hans Van Manen, And…Carolyn de Alan Lucien Oyen et The Vertiginous Thrill of Exactitude de William Forsythe. Les deux premiers duos représentent deux formes de rapport amoureux : l’un plus classique où l’esthétique pure de la chorégraphie laisse au spectateur seulement imaginer les sentiments et l’autre, plus expressif, où le couple danse librement ses propres émotions. Clôturant cette incroyable soirée, The Vertiginous Thrill of exactitude contribue à combler le public avec son énergie, son inventivité et sa précision vertigineuse. La grande salle de la Filature, remplie, est particulièrement enthousiaste. On souhaite que cette soirée, hymne à la sauvegarde et à l’évolution du patrimoine artistique de ces compagnies, toutes unies pour cet événement, puisse avoir posé les bases d’une reconsidération plus concrète de l’art chorégraphique.
Mulhouse, La Filature 29 Janvier 2022
Antonella Poli