Deleuze/Hendrix
Chorégraphie : Angelin Preljocaj
Distribution : Ballet Preljocaj
Musiques : Jimi Hendrix
On aurait pu s’attendre à tout avec cette nouvelle création d’Angelin Preljocaj présentée au festival Montpellier Danse, tant son Lac des Cygnes, (création 2020) marque les scènes nationales et internationales en ce moment.
Deleuze/Hendrix, son titre, intrigue : un philosophe d’une part et un musicien de l’autre, deux remarquables figures d’une certaine manière « progressistes ». On sait que le chorégraphe français aime alterner des pièces narratives, plus grand format que d’autres, qui le font réfléchir, imaginer et transposer en danse des idées, des concepts, comme ce fut le cas notamment pour Gravité (Biennale de la Danse de Lyon 2018).
Cette fois-ci, il choisit la pensée de Gilles Deleuze pour la mettre en résonance avec la musique de Jimi Hendrix, juxtaposition légitime compte tenu de leurs « voix » novatrices, l’un dans le champ philosophique et l’autre musical.
Angelin Preljocaj s’inspire pour cette pièce du cours de Gilles Deleuze du 17 Mars 1981 sur Spinoza à l’Université de Paris Vincennes où le philosophe français explique et commente les théories spinoziennes autour des dimensions des individus, des genres de connaissance et des problèmes de l’éternité et de l’immortalité, thèmes tous abordés dans l’Ethique (Spinoza, 1677).
Le chorégraphe développe selon sa sensibilité tout ce matériel théorique pour lui donner corps et le transposer en mouvement. Il fait cela non pas en adoptant un critère d’imitation ou de littéralité mais plutôt en allant chercher des images qui rendent de manière visuelle les concepts exposés pendant le cours de Deleuze rediffusé dans le théâtre de l’Agora de Montpellier. La correspondance soulignée entre les formes des individus et les genres de connaissance s’élargit, engendrant une relation nouvelle exprimée par le mouvement des danseurs.
L’idée de puissance et d’action, au sommet du naturalisme de Spinoza, ouvre la pièce : d’abord au travers de la présence sur scène d’un danseur qui teste comme un gymnaste aux barres parallèles ses capacités musculaires, puis grâce à un groupe de huit danseurs engagés dans une danse énergique, effrénée, traversant à grandes enjambées rapides la largeur du plateau.
Les réflexions de Gilles Deleuze notamment autour des trois genres de connaissance classifiés selon une échelle d’importance, fournit à Angelin Preljocaj la matière pour développer au sein de son œuvre trois facettes chorégraphiques différentes : puissante, évocatrice du plus haut genre ; fluide, centrée sur des scènes où les danseurs en groupe, en slow motion, entrent en relation les uns avec les autres créant et faisant expérimenter aux danseurs des interactions réciproques (genre intermédiaire) ; affective correspondant au niveau le plus bas de connaissance dont les passions font parties.
La voix du philosophe français résonne dans le ciel étoilé montpéllierain avec toute sa gravité, sa tonalité un peu humoristique en alternance avec les musiques pop au rythme soutenu des chansons de Jimi Hendrix ( Purple Haze, Red House, The wind cries Mary, If 6 was 9, Stone free, Voodoo Child, Foxey lady).
L’enchainement se fait naturellement et on ne ressent aucune rupture, chaque passage est calibré pour que le public puisse passer d’un univers à l’autre, en glissant. Une vraie surprise d’autant plus que la qualité de la construction chorégraphique ne change pas. Le langage pure et précis d’Angelin Preljocaj reste intact malgré les changements de la piste sonore.
Nous pouvons retrouver dans la pièce d’autres renvois philosophiques : l’attention et l’importance données à la forme des corps et ses parties extensives (cf. le cours de Deleuze) restituée par des dessins réalisés sur des ardoises (constituant les décors) en suivant ses contours ou la représentation des possibles potentialités de l’homme, développées comme des cercles successifs qui s’expandent vers l’infini à partir d’un corps allongé au sol. Cela renvoie même à l’idée d’entéléchie originaire d’Aristote, comme Angelin Preljocaj l’affirme, et elle est aussi ici bien présente. La pièce se termine avec ce message qui nous invite à développer nos potentialités pour faire fructifier nos expériences et nos êtres.
Montpellier, Théâtre de l’Agora 5 Juillet 2021
Antonella Poli