Pancha Bhuta
Au cœur des arts asiatiques, le musée Guimet a programmé, sous la direction artistique de la danseuse Devasmita Patnaïk et de Lingaraj Pradhan, un spectacle de Bharata Natyam dans le style Odissi*. Cette danse, d’origine sacrée, exécutée par des nymphes célestes « les apsaras » dans les temples, honorait les dieux du panthéon hindouiste, dont Shiva Nataraja qui entretient par sa danse perpétuelle les cycles de toute vie dans l’univers.
Sur scène, assis au sol, quatre musiciens en tunique couleur safran s’installent : flute, mardala (tambour) et violon accompagnent la voix de Sachikanta Nayak.
Devasmita Patnaïk vient présenter le propos qui unit les cinq pièces et qui agite aujourd’hui le monde : le respect que l’on doit à notre planète nourricière (la question du climat) et la quête de la paix pour l’humanité. Pour elle, dans la poursuite de l’enseignement de son Maitre Kelucharan Mahapatra, la danse est un moyen d’union et de communion entre les hommes et le divin.
La première pièce est précisément Pancha Bhuta. Trois hommes et trois femmes célèbrent les 5 éléments**. Les artistes se déploient sur le plateau dans leurs costumes traditionnels, torse nu pour les hommes, pantalon-sari et fleurs de jasmin dans les cheveux pour les femmes, abondance de bijoux, yeux cernés d’un trait de khôl intensifiant le regard, marque symbolique du troisième œil de Shiva entre les sourcils, ongles des orteils et des mains rougis. Le tempo musical est accentué par le tintement des bracelets de pied, par la frappe nette des talons ou le claqué du plat du pied.
Postures, gestes codés (mudra***) et mimiques (abhinayas***) évoquent ces éléments : la terre qui nourrit, l’eau qui désaltère, le feu qui étincelle, l’air qui vibre et le ciel qui introduit le corps dans la spiritualité avec des mouvements spécifiques de crainte et de vénération.
La pièce suivante, Pallavi, enchaine les déplacements cadencés en ligne, en cercle, basés sur le raga Ananda Bairavi et soutenus par des « bowls » (onomatopées vocales signifiantes). Se succèdent les postures classiques des grands pliés, les positions incurvées en duo, les pas sautés et détournés des hommes, les bras tenus à l’équerre des femmes et les jeux délicats de leurs doigts flexibles***, paume des mains tournée vers le ciel. L’alignement final (en profondeur) des danseurs suggère une statue animée aux bras multiples, comme présente et active pour l’éternité. Sublime.
Sritakalama est une pièce expressive qui décrit les prouesses du dieu Krisna. Force, énergie, séduction subtile et voluptueuse démontrent sa puissance et sa beauté en tant qu’avatar vénéré du dieu Vishnou (du panthéon hindouiste).
La pièce qui suit, Mokshya, invoque, dans la continuité divinisée corps – âme, cette « étape ultime vers l’émancipation, la libération des contraintes et des limitations que chaque être a subi lors de son passage sur cette terre ».
Une atmosphère de sérénité et de spiritualité enveloppe la salle. Elle est due aux résonances entre les chants de textes védiques anciens et les moments chorégraphiques très talentueux. Gestes frémissants et postures élaborées expriment la gravité sensible de l’état de danse, intensifiant l’émotion par des évolutions à l’unisson ou par des instants figés telle une sculpture ou une installation savante dont les points d’accroche et lignes de tension s’équilibrent en une œuvre monumentale.
Le public est invité à une véritable communion mystique, inductrice d’une sorte de transe intérieure en lien direct avec le sacré, incarné par les corps dansants.
Mangalam, pièce très courte, en tant que« prière de bien-être » en faveur de l’harmonie du monde et des êtres, clôt la représentation, très applaudie.
Le plaisir profond procuré par ce spectacle est aussi la rencontre facile avec les artistes encore maquillés et costumés, à la fois personne humaine et personnage : descendant de la scène, ils sont rejoints par certains spectateurs et les discussions s’engagent.
Musée Guimet, Paris, 30 Novembre 2019
Jocelyne Vaysse
* Le caractère sensuel du vocabulaire chorégraphique du Bharata Natyam est accentué par le style « odissi » qui introduit des postures en « tribangui » ou triple courbure (position asymétrique des jambes, déhanchement du bassin, décalage latéral du torse), dessinant une silhouette ondulante à l’image des sculptures anciennes des déesses.
** Pancha Bhuta renvoie au système cosmologique indien incluant les cinq éléments nourrissant la vie humaine, assurant un équilibre psychocorporel liant les sens, les organes et leurs chakras dans une approche ésotérique, retrouvée également dans la médecine ayurvédique.
*** Mudra : vocabulaire gestuel codé et signifiant grâce à la position spécifique des doigts des mains
****Abhinaya : vocabulaire de mimiques codées et signifiantes au plan émotionnel.