Monument 0.5:The Valeska Gert Monument
Chorégraphie : Eszter Salamon
Distribution : Boglàrka Börcsök, Eszter Salamon
Musiques : Bart Aga, Marius Kirch
Monument 0.5 s’inscrit dans une série démarrée en 2014 en portant des numéros décroissants inférieurs à 1, relatant des faits historiques à partir de récits, documents et archives, afin d’en maintenir activement les souvenirs. Eszter Salamon s’est donnée cette tâche, travaillant ces données par le biais de performances à mi-chemin entre témoignages historiques et reprise en partie fictive induisant des « significations inédites ». Cette approche artistique de « résistance à l’oubli et à l’exclusion » concerne Valeska Gert (Gertrud Valesca Some, 1892 – 1978) avec Monument 0.5.
Danseuse et comédienne de la première moitié du 20ème siècle, contemporaine de Mary Wigman célèbre pour sa danse expressionniste traduisant ses sentiments intérieurs, Valeska Gert développe une forme « moderne » très différente et personnelle en combinant la danse, le théâtre -prémisse au « Tanz-theater » de Kurt Jooss, poursuivi par Pina Bausch-, mais aussi le mime et le music-hall pour constituer des personnages typés et polémiques.
Elle est connue pour sa production innovante de « pantomime dansée » et de « danse canaille » jusqu’à la transe dans des divers cabarets dans « une époque de déséquilibre » menant une politique de censure et d’épuration envers un art dit dégénéré. Juive allemande, radicalement opposée à Hitler, étouffant sous les « mensonges visqueux » et l’anti-sémitisme, elle quitte l’Allemagne dès son arrivée au pouvoir en 1933.
Eszter Salamon et Boglàrka Börcsök, toutes deux d’origine hongroise, vont s’efforcer de raviver des pans du trajet de la vie professionnelle de V. Gert, au travers de leur performance Monument 0.5 en sollicitant notre indispensable réactivité de spectateurs « rassurés, effrayés, repoussés, attirés » *, à la façon dont cette artiste hors norme procédait.
Sur scène, on découvre un premier personnage au genre équivoque campé en haut d’un escalier que dévale une énorme cravate à la mode surréaliste, rejoint par la deuxième performeuse. Si des figures de danse bien exécutées démontrent leur agilité gymnique et chorégraphique, si la « danse absolue » traduit corporellement « émotion et extase de l’âme », leur savoir faire nous livre sous forme de (re)présentations mimo-voco-théâtrales une série de sujets qui vont se métamorphoser, disparaître, revivre, scandaliser, au fil des séquences.
Avec une extraordinaire énergie, à l’image du style de V. Gert, les mimiques grimaçantes à l’excès, la gestuelle grinçante et les postures excessives haineuses, les tenues vestimentaires provocantes et décalées stimulent le public, déclenchant émotions, exclamations et rires.
Les scènes s’appuient sur un répertoire de ses œuvres et de ses soli, dont les caricatures de notables, de bourgeois issus de la vraie vie que V. Gert détestait, s’amusant à pasticher les prostituées, entremetteuses et vieilles cocottes tripotant leurs seins lourds, que ces gens socialement établis ou dépravés méprisaient. Les audaces sans concession des performeuses enchainent cruellement d’autres personnages émettant des borborygmes ou des grognements porcins au milieu d’un chant, des pantins désarticulés ou des bouffons pris de tremblements frénétiques aux accroches clownesques délirantes ou souriantes et ambigües. Quelques mots virulents claquent avec insolence, lancés comme des cris -ce qui n’est pas sans rappeler celui du peintre Münch-, dénonçant entre outre la gestapo et réclamant la liberté.
Nue, allongée sur une estrade, dos au public, cette femme – qui se disait sorcière*- est bien là, réincarnée. Elle nous raconte alors, à voix calme, les points forts de sa vie, son cabaret berlinois le « Kohlkopp » (tête de chou) et son « Beggar’s bar » (bar des mendiants), cave minuscule à New York où elle a vécu un exil difficile, souterrain, dès 1938 ; ses passages à Munich, Prague, Budapest, Londres, Paris…, pour revenir après-guerre à Berlin, « ma ville où je suis née, bombardée de fond en comble »…
Ces débordements voulus, outranciers, ironiques, cyniques, ravivant les consciences, sont le point fort de la « danse grotesque » et du cabaret satirique qualifiant V. Gert. Elle écrit* : « Remplie d’exubérance, j’explosai comme une bombe venant des coulisses… La danse était une étincelle dans un baril de poudre. Le public explosait, hurlait, sifflait, jubilait. Je partis dans un ricanement effronté. La danse satirique moderne était née ».
Cet extrait de son livre autobiographique résume bien le corps non aliéné, le ton vif et acide mais aussi juste et même tendre à l’égard de ce portrait vivant aux multiples facettes d’une Valeska Gert réanimée au long d’une prestation en début de soirée, très appréciée du public du théâtre La Vignette.
Montpellier, Théâtre La Vignette, 2 Juillet 2019
Jocelyne Vaysse
* Valeska Gert, Je suis une sorcière. Kaleidoscope d’une vie dansée, Éditions Complexe/Centre national de la danse (2004). Cette artiste, en passe de s’effacer des mémoires de l’Histoire, a justifié ainsi son écriture : « Je n’ai pas d’enfant ; mes danses ont influencé les danseurs du monde entier, ils ne le savent pas. Je veux vivre même si je suis morte. C’est pourquoi j’ai écrit ce livre. Peut-être quelqu’un le lira-t-il quand je serai poussière, et peut-être me comprendra-t-il, et peut-être m’aimera-t-il ?».