May B.
Chorégraphie : Maguy Marin
Distribution : Ulises Alvarez, Kais Chouibi, Laura Frigato, Françoise Leick, Louise Mariotte, Cathy Polo, Agnès Potié, Rolando Rocha, Ennio Sammarco, Marcelo Sepulveda
May B., célèbre dans le monde entier, a fait l’objet d’au moins 755 représentations depuis sa création en 1981. La pièce a été transmise à l’école de danse Lia Rodrigues dans une favela près de Rio de Janeiro (Brésil).
La pièce démarre au coup de sifflet et le troupeau humain sur scène s’ébranle.
Sans musique, cette foule d’anonymes, amassée ou en cercle, grommelante, haletante, se retourne et fixe cette autre foule, nous public, pour nous dire « fini, c’est fini… , ça va finir, ça va peut-être finir ». Comme cette phrase introduit « Fin de partie » pièce théâtrale de Samuel Beckett, elle inaugure May B. où, précisément, rien ne finit/n’est fini. Tout n’est que (re)commencement et -pire- que reprise à l’identique, dont la répétition stérile mimétique des gestes et postures donne déjà le vertige, mais on est en droit d’espérer que ces gens englués dans une tragi-comédie vont y mettre fin.
Le ton est donné, le drame est dit, la question est posée.
« Quel devenir pour l’humanité… renvoyée à elle-même, non pas par la voix de propos philosophiques mais par le jeu des corps dansants.
La danse post-moderne a déjà introduit la marche simple et les gestes ordinaires grâce au Judson Dance Theater (USA) et a défendu les noirs et afro-américains opprimés par les lois raciales ; la danse en Europe a pâti du nazisme alors que Kurt Joos, ayant émigré en Angleterre, revient en Allemagne enseigner le tanztheater expressionniste mêlant les arts, développé ensuite par Pina Bausch. Maguy Marin, est très sensible à cet héritage et à cette « danse-théâtre ». Fille d’immigrés espagnols à la vie difficile*, elle est aussi cette danseuse brillante ayant suivi les cours de l’école éclectique Mudra de M. Béjart qui a exalté la beauté et la jeunesse des corps dans la décennie 70.
A l’époque de la création de May B. en 1981, Maguy Marin lit Samuel Beckett. Cet écrivain irlandais dit que sa vie fut bouleversée en revoyant sa mère malade après la guerre où il fut ambulancier, résistant en France puis employé à la Croix-Rouge, témoin de l’immense misère humaine.
May B. parait imprégnée du pessimisme des textes de Beckett. Ce titre suggère l’importance de la filiation en reprenant le prénom « May » de la mère de S. Beckett ; d’autre part, elle choisit la mise en scène de corps laids, sales, handicapés, dévoilant des individus qui engendrent eux-mêmes une condition humaine malheureuse et aliénée.
Cinq hommes et cinq femmes, en vêtements loqueteux, poussiéreux et en savates, aux visages craquelés par l’argile blanche, pâte dont est symboliquement issue l’humanité, s’adonnent aux joies de la vie et du vivre ensemble.
Sur une musique des Gilles de Binche, des couples s’amusent, s’accolent, s’excitent sexuellement. Ils retrouvent des gestes de supplique, des déambulations égarées dès le silence revenu mais la reprise de la rengaine commande l’amusement frénétique. Sauf pour deux êtres solitaires qui, bien que semblables au groupe, ne récupèrent que curiosité moqueuse et ricanements.
Sur des airs de Franz Schubert et de Gavin Bryars, on se scrute, on se toise, on s’affronte, on roule au sol, on s’anéantit, on repart, on s’accommode de petits arrangements. On ne partage pas un gâteau d’anniversaire providentiel ; on ne s’écoute pas, préférant une logorrhée de mots inaudibles et une accumulation absurde et inutile de gestes issus du quotidien** qui perdent tout sens. Ces danseurs-acteurs sont « la foule » qui avance à pas piétinés ou trainés, en masse anonyme confondant les corps ou encore en file, occupée à tourner, à errer.
La foule s’affole, se précipite, hagarde, figurant des voyageurs crasseux munis de valises délabrées ; si bien que les spectateurs ont certainement du mal à ne pas s’enfoncer avec eux dans « la nuit et le brouillard ». La foule s’immobilise, en attente, canne en main, vieillard en fauteuil roulant ; si bien que l’on est propulsé dans un certain univers de la gériatrie*** où l’écoulement du temps -interminable- encombre une vie sans projet autre que… l’issue fatale. La sortie d’une personne coïncide avec l’entrée d’une autre, dans une continuité effrayante parce qu’inépuisable. Rien n’échappe à Maguy Marin.
Divers tableaux associant la détresse et le grotesque, n’empêchent pas quelques clichés en solo, peut-être légèrement rassurants : esseulé perdu mais pensif, baiser furtif d’un couple âgé, jeune femme rectifiant son rouge à lèvres par un coup d’œil dans son poudrier …
Le final est salué têtes baissées, sans jovialité, devant l’alignement des savates oubliées dans des moments de débâcles jouissives ou sinistres. Si les mêmes attitudes reviennent, le danseur les exécute au singulier, suggérant l’existence possible de l’être au sein d’un conditionnement ou d’un emballement collectif, il faut alors savoir résister.
Il s’agit de sortir d’une immobilité « pas tout à fait » immobile selon les propos de Maguy Marin, d’imprimer activement un autre destin à sa propre vie et à l’à-venir de l’humanité.
Jocelyne Vaysse
Théâtre de la Ville hors les murs, Espace Pierre Cardin, 7 Mars 2019
* Maguy Marin évoque avec pudeur son passé dans le film de son fils « L’urgence d’agir » de David Mambouch (2019)
** Dans le film, Maguy Marin précise qu’il ne s’agit pas d’une présentation « clownesque », « qu’on ne joue pas », que la gestuelle et les comportements émanent d’observations « sans filtre » de foules humaines dans la rue, dans le métro…
*** Daniel Dreuil (2014) cite un poète pour résumer la situation : Assis pendant des heures dans le couloir de la maison de long séjour, ils attendent la mort et l’heure du repas…
(in Le corps vécu chez la personne âgée et la personne handicapée (sous la dir de P. Ancet), Paris, Ed Dunod).