The Idiot
Chorégraphie : Saburo Teshigawara
Distribution : Rihoko Sato et Saburo Teshigawara
Dans le cadre de la 47ème édition du Festival d’Automne de Paris et du programme « Tous Japonais », Chaillot – Théâtre national de la danse a invité le chorégraphe japonais Saburo Teshigawara, fondateur de la compagnie Karas à la quelle contribue Rihoko Sato, ex-gymaste, danseuse primée plusieurs fois dans le monde entier.
La pièce, The Idiot , a un rapport particulier au roman du célèbre écrivain Fedor Dostoïevski (1821 – 1881) L’Idiot , car elle n’est pas seulement narrative. Saburo Teshigawara dit « l’impossibilité » de restituer ce roman-fleuve peuplé d’une multitude de personnages dans la Sainte Russie impériale, d’abord édité en feuilleton.
Fédor Dostoïevski, ombrageux, épileptique, d’obédience politique progressiste, connaît le bagne, l’errance en Europe, s’installe à Saint Petersbourg où il écrit et y meurt, produisant une œuvre littéraire considérable.
Saburo Teshigawara choisit de s’inspirer d’épisodes-clé du roman, en se concentrant sur la brillante Nastassia Filippovna et sur le Prince Mychkine. Atteint d’une déficience mentale et du mal épileptique, au caractère empreint de niaiserie et d’une bonté naïve confondante, il s’éprend de Nastassia qui a un vieil amant; il veut l’épouser par compassion face à un rival alcoolique intrigant Rogoline. Au sein de multiples péripéties passionnelles et d’une société d’êtres psychologiquement prétentieux, hypocrites et opportunistes, le Prince, qui s’effondre lors d’une crise, échappe ainsi au meurtre fomenté par Rogoline, lequel tuera Nastassia.
Sur un collage de musique classique entrecoupée de bruits et rires d’invités à une fête, la chorégraphie met en scène, pendant une heure, les deux principaux protagonistes du roman dans ce qu’ils laissent apparaître et dans ce qui peut les habiter intérieurement. Leurs états d’âme sont transposés dans une danse en perpétuelle tension entre Saburo Teshigawara et Rihoko Sato.
Le duo nous offre une soirée de pure danse, assumant des solos virtuoses doués d’une incroyable célérité et dextérité posturo-gestuelle empruntée à un vocabulaire éclectique.
L’idiot est là, statique sous un rayon de lumière, étonné, perdu sur scène, alors qu’une femme en robe noire violine entre discrètement et développe des mouvements joyeux et sensuels. Il cherche à la rejoindre avec des attitudes maladroites qu’elle dédaigne ; elle tournoie, provoquant chez le Prince des pirouettes désaxées, des mouvements convulsifs désarticulés, des frémissements fébriles des doigts qui ne saisissent rien.
Elle sort, revient en virevoltant, agile et langoureuse ; il parvient à l’approcher, à l’enserrer un instant, puis le couple se laisse emporter dans une valse fluide amoureuse. Succède alors le solo magique, élégant d’un Prince en chemise et pantalon blancs ébloui par son succès inespéré. L’attirance semble se réitérer par une sobre avancée commune à l’avant-scène côte à côte et par le croisement de leur regard, mais cela restera le seul vrai échange de ces deux êtres qui s’éloignent l’un de l’autre à pas imperceptibles, inaugurant des évolutions libres et solitaires.
Ces séquences plongent le Prince dans un état profondément troublé ; il est pris de gestes saccadés, contorsionnés, ne parvient pas à remettre sa veste à l’image de personnes en état démentiel incapables d’enfiler les manches d’un vêtement. Son solo suggère une crise épileptique par des mouvements anormaux et raidis, ou encore un délire agité par ses tremblements et par une effroyable peur due à l’irruption d’une petite souris à très longue queue traversant le plateau tel un delirium et ses productions oniriques angoissantes. Les trémulations de l’homme se poursuivent alors que la femme revient avec d’amples gestes hystériques, puis les corps se calment autant que la musique s’adoucit.
Dans un halo de lumière et dans une ambiance quasi-mystique, la femme git au sol, bras croisés sur la poitrine, le Prince saisit sa main qui retombe inerte. La dramaturgie chorégraphique est sur le point de s’achever conformément au roman où Nastassia est assassinée.
Mais dans un ultime tableau, elle est présente et danse avec douceur autour du Prince, puis disparaît. Il demeure seul, accroupi au sol et prostré ; seul avec ses espoirs candides et ses illusions; seul en tant qu’humain défait, sans aide, réduit à l’impuissance. La grâce et l’intensité exceptionnelle de cette pièce, certes cruelle avec ses scènes de bonheur fictif et de profonde désolation, viennent surtout de l’homogénéité de la performance et de l’immense maitrise gestuelle, de la perception constante d’une intense résonance entre l’homme et la femme, entre Saburo Teshigawara et Rihoko Sato.
Chaillot, Théâtre national de la danse, 2 Octobre 2018
Jocelyne Vaysse