Spectres d’Europe
Dans le cadre du premier spectacle de la saison 2018/19, Spectres d’Europe, Bruno Bouché, directeur du CCN-Ballet du Rhin, présentera la Table Verte de Kurt Jooss (1932) et sa propre création Fireflies. Pour cette dernière, il s’inspire du texte du philosophe français Georges Didi-Huberman, La survivance des lucioles (2009), un ouvrage qui donne une ouverture sur la pensée de Pier Paolo Pasolini exposée particulièrement dans un article paru dans le quotidien italien Il Corriere della Sera le 1er février 1975. Dans cet article, Le vide du pouvoir, repris dans son ouvrage Les écrits corsaires sous le titre La disparition des lucioles, l’auteur italien attaque le système du pouvoir dans son pays et utilise la métaphore des lucioles pour exprimer son pessimisme envers une société qui a perdu toute autonomie intellectuelle, toute sensibilité envers la beauté des corps et tout sens de l’innocence. Bruno Bouché nous livre sa vision de chorégraphe et ouvre un questionnement sur ce que la danse peut apporter pour retrouver quelques lueurs dans ce monde.
AP : Pourquoi aborder ce thème ?
Bruno Bouché : Avec Daniel Conrod, dramaturge de cette pièce et artiste associé au CCN-Ballet du Rhin, nous avons un projet de compagnie qui sera autour de la question des lucioles. J’ai découvert l’ouvrage de George Didi-Huberman, La survivance des lucioles (2009) et à travers cela j’ai découvert le texte de Pasolini, très politique, loin de notre époque, qu’il faut prendre en l’état. Nous sommes partis sur la question des lucioles, surtout sur le sens de la métaphore qu’elles représentent. Bien sûr, Pasolini est une figure qui nous fascine, elle est une source d’inspiration mais on ne va pas la retrouver dans ma création. Ce qui m’intéresse, c’est d’explorer si une compagnie de ballet au XXIème siècle peut questionner le monde de manière poétique et donner un peu de lumière dans un univers complexe.
AP : La deuxième pièce au programme est la Table Verte de Kurt Jooss, une pièce avec des références politiques claires car elle avait été créée au moment de l’ascension du nazisme en Allemagne. Quelles ont été les raisons d’associer cette pièce à Fireflies?
BB : J’avais envie de tirer un fil politique sur la question de l’Europe, que j’avais déjà approchée l’année dernière lors de ma première saison en tant que Directeur du Ballet du Rhin, où je l’avais abordée d’un point de vue plus esthétique avec le programme dédié aux grands chorégraphes contemporains. Cette fois, je voulais poser un regard plus politique car en tant que créateur, artiste et directeur d’une compagnie, je me rends compte que mes problématiques artistiques ne se séparent pas de ma conscience politique et de citoyen, d’autant plus liées aujourd’hui.
La Table verte est une pièce d’une troublante actualité vu l’état où se trouve le monde avec ses conflits. Il s’agit d’une grande pièce du répertoire de Kurt Jooss, qui a beaucoup tourné dans les années quatre-vingts dix. Elle est pessimiste, dominée par le spectre de la mort qui rôde et qui détermine les actions humaines. Dans ma création, j’essaie de questionner ce pessimisme et d’explorer si des zones de résistance existent à travers la fragilité de l’art.
AP : Comment avez-vous travaillé avec les danseurs et quel langage chorégraphique avez-vous utilisé pour Fireflies ?
BB : J’ai l’impression qu’elle questionne le langage classique, qui est inscrit dans une certaine histoire, dans un certain temps, qui a été aussi l’emblème d’une certaine hiérarchie car il est né avec Louis XIV. Je me demande : est-ce que cette danse peut être aujourd’hui encore distribuée à tout le monde et parler à un large public, et pas seulement sur le mode de la performance ? Est-ce que cette danse peut dire quelque chose de profondément humain ? Dans cet esprit, je travaille avec les artistes, corps à corps avec les danseurs qui me font confiance, car il y a des résistances au sein de la compagnie vu qu’il s’agit d’un projet innovant et que je suis un jeune directeur. Dans ma création, il y aura des références aux films de Pasolini, notamment au court-métrage La sequenza del fiore di carta (1968), mais aussi à la sculpture, à la peinture. J’essaie de nourrir mes danseurs de cela et en même temps je réfléchis à la mise en place d’un nouveau dispositif de production pour ces spectacles, en essayant de donner plus de temps au chorégraphe et d’avoir des danseurs qui sont plus engagés au sein du ballet, car il y a beaucoup de productions ; il faut aller vite et tout cela peut aboutir à un bon résultat avec des danseurs de confiance.
AP : Dans son article, Pasolini revendique la perte de la sensibilité envers la beauté des corps et la perte de l’innocence. Retrouverons-nous ces deux concepts dans Fireflies ?
BB : On retrouvera ces questions autour de la beauté et de l’innocence ; j’ai l’impression que j’aimerais, et ce sont toujours des réponses esthétiques, artistiques et poétiques, pouvoir répondre avec cette pièce à la question « comment vivre après l’innocence ? »
Justement, Pasolini était à la fin de sa vie dans un pessimisme profond ; dans La sequenza del fiore di carta, il tue l’innocence. Ne pas connaître, ne pas savoir, est un crime et pour cela il n’arrive pas à dépasser cet état. Dans son ouvrage, Georges Didi-Huberman critique cette attitude, même si son point de départ est le même que celui de Pasolini et qu’il reste toujours l’idée que c’est le pouvoir du système qui domine le monde. Mais la position du philosophe français dépasse le pessimisme de Pasolini en ouvrant un espoir et en nous indiquant une voie de sortie, car toutes les lucioles n’ont pas disparu. Nous devons nous positionner autrement et les trouver ailleurs ; à nous de les chercher. J’aimerais que cette pièce donne quelques lueurs après avoir tué l’innocence, après avoir connu la réalité. Il y a un pessimisme à dépasser, à supporter, pour trouver de la joie, pas sous forme d’un bonheur futile mais plutôt dans la logique spinoziste. Comme l’écrit Georges Didi-Huberman : « Le cours de l’expérience a chuté, c’est vrai. Mais il ne tient qu’à nous de ne pas jouer à cette bourse-là ».
AP : D’un point de vue personnel, comment vous rapportez-vous à ces idées ?
BB : Ce sont des idées qui me traversent, ces deux personnalités sont des supports dans ma vie personnelle ; ils peuvent m’aider dans les moments de doute. Je pourrais dire que je suis un pessimiste joyeux, un constat qui peut être un peu réducteur mais qui reprend une expression de Freud. Il est compliqué d’accepter le réel, mais à un moment donné il faut l’accepter sans le fuir, pour le modeler à notre image, pour arriver en quelque sorte à voir quelques lueurs. D’un point de vue strictement personnel, et pour certains aspects de ma vie, je me sens proche de Pasolini mais je le vis de manière différente car les époques ont changé.
AP : La danse aujourd’hui peut-elle devenir une luciole, porteuse de lumière de valeurs ?
BB : Je ne peux pas limiter ça à la danse, tout est dans l’intermittence. Par exemple, hier j’ai retrouvé un livre de Denis Roche et sur la quatrième de couverture je lis : rien n’est plus grave que l’acte photographique. C’est une phrase réductrice. La danse n’a pas plus de choses à dire que d’autres arts ou que la boulangère qui fait le pain tous les jours. On peut retrouver les lucioles dans des petites choses du quotidien. Je ne peux partir sur une grande phrase généraliste qui considère en absolu la valeur danse. Moi je fais de la danse, je suis directeur d’un Ballet national et j’essaie de convoquer une communauté d’artistes pour réflechir à des sujets qui me sont chers.
Antonella Poli
Les dates de Spectres d’Europe :
Mulhouse, La Sinne : 11 – 13 Octobre 2018
Colmar, Théâtre : 3 et 4 novembre 2018
Strasbourg, Opéra : 13 – 18 novembre 2018