Mitten wir im Leben sind
Chorégraphie : Anne Teresa De Keersmaeker
Distribution : Boštjan Antončič, Femke Gyselinck, Marie Goudot, Julien Monty, Michaël Pomero
Musiques : Jean-Sébastien Bach, Six suites pour violoncelle seul, BWV 1007 - 1012
Dans le cadre du 38ème Festival Montpellier Danse, l’Opéra Comédie propose une pièce de Anne Teresa De Keersmaeker « Mitten wir im Leben sind » sur six Suites pour violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach écrites de 1720 à 1725.
Cette pièce chorégraphique est doublement surprenante et envoutante.
Par son titre d’abord. « Nous sommes au cœur de la vie » est emprunté à un poème médiéval qui se poursuit par cette phrase « nous sommes entourés par la mort » (« Mit dem Tod umfangen »).
A la limite de la métaphore et de la « vraie vie » qui inclut la mort, ce spectacle nous plonge dans une réflexion intemporelle où se rejoignent le siècle de Jean-Sébastien Bach et notre époque. Cette phrase – si profonde – est gravée sur la tombe de Pina Bausch, reflétant, ou mieux, résumant la force pénétrante de son œuvre.
Elle associe intimement les cinq artistes dont deux femmes et le violoncelliste de renommé international Jean-Guihen Queyras qui interprète sur scène les Suites de Jean-Sébastien Bach. Dans une interview, Anne Teresa De Keersmaeker explique la complexité conceptuelle de sa pièce, discutée avec le musicien afin d’amalgamer au plus près les expressivités musicales et dansées.
La chorégraphe rend visible le développement harmonique de chaque Suite par le déploiement nuancé des mouvements, prenant aussi en compte leur modulation tonale traduite par des incidences directionnelles et émotionnelles : mouvements d’avancée et mode tonal majeur ; mouvements de recul, du passé, d’introspection et mode tonal mineur. Dans le plan horizontal, les gestes d’ouverture ou de fermeture suggèrent l’acceptation ou le refus d’autrui alors que l’axe vertical exprime la tension entre la matière et l’esprit, entre la terre et le ciel. Ainsi, la danse entre en osmose avec la spiritualité qui, elle-même s’incarne en le corps dansant, lequel relie conscience, désir, vie, mort et rédemption dans une abstraction chorégraphique aussi réelle que fascinante.
Dans un éclairage homogène inondant le plateau pendant les quatres premières Suites, la chorégraphie s’écoule pendant deux heures au seul son du violoncelle, sorte d’épure qu’aucun décor ne vient contrarier.
Il n’y a pas d’histoire narrative guidant le spectateur, sauf la vision, sur le tapis de sol gris, de traits géométriques blancs circulaires et linéaires dessinant étoiles et cercles probablement définis par des lois mathématiques qui gardent leur mystère.
Chaque Suite démarre rituellement par des mesures précises entre deux points du graphisme, matérialisées par un ruban blanc puis rouge scotché sur le sol par les interprètes ; par le déplacement méticuleux du tabouret positionnant le musicien qui, lui-même, est face aux danseurs sur scène, si bien qu’il se trouve de dos, de ¾ ou de face par rapport au public.
Les Suites s’enchainent dans des évolutions sobres entrecoupées d’élans enjoués, d’accalmie, de roulades au sol, de solos et de duos d’une remarquable précision et subtilité gestuelle sans que l’on puisse repérer le contenu conceptuel, mixant quelques pas issus du style baroque à une expression résolument contemporaine. Par ailleurs, chaque danseur imprime sa personnalité dans la Suite qu’il interprète selon le vœu de la chorégraphe ; successivement Michaël Pomero, Julien Monty, Marie Goudot, Boštjan Antončič avec la participation de Femke Gyselinck qui remplace Anne Teresa De Keersmaeker blessée. Les trajets dansés se dilatent et s’architecturent, avec deux temps privilégiés : l’un de pure danse dans le silence musical, l’autre de pure jouissance sonore avec les nuances monodiques du violoncelle. A la 5ème Suite, le projecteur cible le violoncelliste et éclaire en « contre-jour » le danseur.
L’éclairage presque violent du plateau comparé à la neutralité du début transcende la sixième et dernière Suite : les artistes marchent en chœur, attentifs au musicien, puis ils se dispersent librement, nous interpellent, pour se disposer en cercle autour du violoncelliste comme point central et point d’orgue final.
Les Suites se succèdent, telle une expérience de méditation inédite qui enfle la fusion entre gestes effectués et notes égrenées. L’humeur et l’attention du public vagabondent, dérivées tout de même par l’emprise d’une sonorité qui élève l’âme et qui convoque nos souvenirs les plus chers.
Le rapport au corps dansant, dans ce qu’il a de « glorieux » dans tous les sens du terme, est sublimé, au moins le temps de cette magnifique soirée.
Jocelyne Vaysse